Lorsque
l’été arrive sur Rouen, la ville ne pense qu’à
en étouffer les excès et s’en rend malade. De
cette langueur humide et flaubertienne.
Rouen c’était le territoire des DOGS,
et au plus près, Mont-Saint-Aignan, banlieue bourgeoise sur
les hauteurs de la ville, où vivaient les membres d’origine
du groupe.
Too much class for the neighbourhood
, titre de leur troisième album, dit, pour partie, le malentendu
qui n’a pas permis à Dominique Laboubée,
leader et fondateur des DOGS d’être reconnu comme l’un
des grands du rock, à la mesure de son talent. Sans doute
lui a-t-il manqué ce coup de pouce du destin qui fait que
par une étrange alchimie, une chanson, un visage, incarnent
la pensée collective et la nécessité du moment.
Pourtant de la classe, Dominique en avait. De la gentillesse aussi
lorsqu’il discutait de tout, d’un intérêt
sincère, avec les convives occasionnels d’un repas.
Mais tout ça est derrière aujourd’hui. Dominique
repose dans le petit cimetière de Mont-Saint-Aignan après
cette dernière tournée américaine arrivée
bien trop tard.
Les DOGS avait un son, une fluidité, une grâce qui
jouait avec le danger qui forçait l’admiration lorsqu’elle
défiait les durs des banlieues ouvrières (les dockers
de la salle Franklin du Havre). L’élégance prend
sa vérité quand elle se frotte aux loulous.
C’est donc l’été. Une pause, un temps
mou face au mur de la rentrée, et des regards de mémoire
: mon dernier concert des DOGS au Bateau ivre
de Rouen.
Un vendredi soir, 2001 ? 2002 ? L’étrave grise du
club "Le bateau ivre" pointe sur une curieuse place triangulaire,
à mi-côte, au-dessus des lumières de la ville.
L’entrée, sur le côté, ne paie pas de
mine, tout comme la petite salle, à l’éclairage
blafard que les manières bon enfant du patron et des serveurs
rendent accueillante.
Les DOGS y jouent pour deux soirs de suite, vendredi et samedi.
Dans la salle, le public sourit, patiente en buvant de la bière,
parle des grands concerts d’avant et de ceux plus improbables
de cette période en creux. C’est bon signe, il y a
plus de filles que d’habitude. A Rouen, le public est acquis
aux DOGS. Trop parfois.
Le concert est prévu en deux parties. La première
est classique, le groupe joue bien, malgré un son qui ne
met pas assez en relief la voix et la guitare du leader (syndrome
inconscient ? mal chronique à la française ?). Les
morceaux extraits d’une production consistante défilent
sur une route sûre, droite et rapide dont tout le monde apprécie
le paysage.
Et puis, dès le début de la deuxième partie,
plus loin dans la nuit et dans cette surchauffe propre aux petits
clubs, sentant qu’ils devaient plus à ce public indulgent
et fidèle, Dominique a passé "l’overdrive"
, charismatique au milieu de la scène. Tout va partir très
vite et monter très haut. Le groupe a soudainement pris une
autre épaisseur.
Ils sont là, en ligne, compacts, face au public, en confrontation
directe. La guitare de Dominique s’envole le long des doigts
qui courent sur le manche. Les morceaux deviennent violents, serrés,
toujours mélodiques, créant un environnement de beauté
et de chaos. Laurent Ciron s’accroche
aux plongées vertigineuses de Dominique. La basse de Christian
Rosset solidifie les fondations. Bruno
Lefaivre, coincé avec ses caisses, dans une position
inhabituelle sur le côté, défend nerveusement
ses positions.
Dans la salle, le public a d’un seul coup rectifié
la position, tendu d’un tropisme solaire vers la scène,
et s’est mis en ébullition acteur d’une expérience
chimique réussie. Heureux comme le rock peut parfois vous
rendre. Dominique joue de mieux en mieux et prend des risques qui
lui réussissent, le talent et toute une vie dédiée
au rock lui laissent des espaces inexplorés. La venue de
deux musiciens "guests" ne rajoute rien à l’affaire.
Dominique est inaccessible.
Il est deux heures du matin quand un public sonné, qui ne
sent plus la fatigue, comprend que le concert s’est arrêté,
qu’il faut s’en aller. La tête continue à
bourdonner dans la voiture et sur ce sommeil qui mettra du temps
à venir. Dommage que Bruno Letrividic
n’ait pas été là.
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