Bien évidemment, non. Monsieur Brassens nous alertait déjà sur cette fatalité bien humaine : quand on est con, on est condamné à le rester et ce n’est pas une BD qui y changera quoi que ce soit. Cependant, sans nous rendre plus intelligent, la BD peut nous donner accès à la connaissance avec un grand c (et deux petits n) et cela sans transiger avec l’exigence intellectuelle que celle-ci requiert. Et quand un livre bourré d’images transporte vos neurones vers des sphères qui leur étaient jusque là encore inconnues, le voyage devient passionnant et l’expérience jouissive, vous parvenez sans vous en rendre compte à ressentir la joie de ceux qui accèdent au savoir.
C’est exactement l’exploit que Logicomix accomplit en nous racontant la quête obstinée et héroïque de quelques hommes du siècle dernier pour trouver les fondements de la vérité scientifique. Ainsi les héros ne s’appellent pas Batman, Corto Maltese ou Thorgal mais Wittgenstein, Poincaré, Hilbert et sont mathématiciens, logiciens ou bien encore philosophes et se battent avec la même ardeur pour atteindre cette connaissance certaine du monde. Palpitant non ? Je conviendrai qu’il y a peu de coup de boules et d’uppercuts mais cela n’en est pas pour autant moins passionnant.
Logicomix Apostolos Doxiadis, Christos Papadimitriou, Alecos Papadatos, Annie Di Donna (Vuibert, mai 2010)
Logicomix s’ouvre sur une conférence de Bertrand Russell, notre héros et aussi éminent logicien du début du siècle, dans une université américaine à la veille de la seconde guerre mondiale. Face à son auditoire, il retrace sa vie et sa poursuite obsessionnelle de la vérité certaine du monde dont il est persuadé de l’existence. Il décrit son parcours jonché de rencontres avec ses contemporains du monde des mathématiques et de la logique avec lesquels il aura des échanges nécessairement passionnés. Ce procédé narratif astucieux est aussi l’occasion pour les auteurs de présenter les grands personnages des mathématiques moderne mais aussi de mettre à la portée des profanes des principes, des réflexions scientifiques des plus complexes (j’avoue, mes petits neurones ont parfois été mis à rude épreuve).
Pourtant, je vous avoue que j’ai déjà oublié toutes ces théories, axiomes et autres principes. Ce qui me reste en tête, par contre, c’est le parcours douloureux que Russell a vécu tout au long de cette recherche de la vérité scientifique. Les auteurs nous racontent un véritable chemin de croix. En effet, ils mettent en parallèle l’obsession (au sens psychiatrique du terme) de Russell avec sa vie familiale et affective malheureuse. On découvre avant tout que ce parcours Russel l’a initié pas tout à fait par hasard. En effet, en perdant ses parents alors qu’il était encore enfant, il découvrait violemment que la vie était soumise à des aléas qui pouvaient être des plus malheureux. Il a ainsi consacré sa vie à la recherche de principes certains ne pouvant laisser prévoir aucune surprise. Puis, au fil de sa vie, la recherche nécessite un investissement de tous les instants ne laissant plus de place à sa famille, à ses amis. Ce don de soi quasi permanent confine à la folie et d’une certaine manière, les auteurs de Logicomix nous amène à nous demander s’il faut être fou pour se lancer dans une telle aventure ou si celle-ci rend fou ceux qui l’entreprennent.
On ne trouvera pas de réponse à proprement parlé mais quelques pistes quand même… Par exemple, l’épisode où Russel consacre plusieurs années de sa vie à prouver que un plus un est bien égal à deux est peut-être un début de réponse.
Par ailleurs, la quête folle de Russell et de ses condisciples tout aussi barjes ne me semble pas incohérente avec leur époque. N’est-il pas compréhensible de se focaliser sur la recherche de principes rationnels irréfutables dans un monde chaotique qui a sombré dans son premier conflit mondial et qui s’apprête à vivre un second et un génocide ? Ces hommes sont avides de rationalité dans une époque qui perd la sienne. D’une certaine manière, ils ont une démarche similaire à de nombreux artistes de cette époque (je pense aux Dadas et aux joueurs de cartes d’Otto Dix par exemple), en réagissant face à l’absurdité de la guerre et du monde.
Au final, quand on ferme Logicomix, un pavé de 300 pages (oui, quand même) que l’on a dévoré en moins de deux jours comme un bon polar, on se dit que la BD est peut-être un outil de transmission du savoir redoutablement efficace. La pauvre lectrice conditionnée que je suis s’est faite bernée par toutes ces images (ici, le trait est clair, simple, adapté au récit). Elles m’ont fait tout simplement oublier le fait que j’allais me plonger dans des principes ardus de mathématique.
Et puis finalement, Logicomix n’est qu’une BD et que l’on trouve dans le même rayon Cubitus, j’en profite donc pour vous faire part d’un syllogisme des plus pertinents : si Cubitus et Logicomix sont tous les deux des BD alors si je comprends Cubitus aisément, je comprendrai tout aussi facilement Logicomix et la théorie mathématique des ensembles ! Élémentaire, non ?
Enfin, je ne pourrai conclure cet article en vous précisant que lire Logicomix, c’est aussi et enfin le meilleur moyen pour briller au prochain congrès international des mathématiciens ou plus simplement communiquer avec votre beau frère qui vient de conclure sa thèse sur la conjecture de Hodge (et oui, c’est un génie et vous venez de le découvrir !). |