Farce burlesque de Iouri Olecha, mise en scène Bernard Sobel, avec Amine Adjina, John Arnold, Pascal Bongard, Éric Castex, Ludmilla Dabo, Magalie Dupuis, Claude Guyonnet, Sabrina Kouroughli, Vincent Minne et Romain Pellet.
Avec "L'homme inutile ou la conspiration des sentiments", Bernard Sobel revient à l'oeuvre qu'il a exhumée d'un auteur russe de la période soviétique mis à l'index de son temps et oublié du nôtre, Iouri Olecha qui, entre Mikhaïl Boulgakov et Nicolaï Erdman, appartient à la génération des intellectuels condamnés pour "pessimisme philosophique" à l’égard des idéaux communistes.
Sa naissance en 1899 en fait un homme à la charnière, matérialisée par la Révolution de 1917, de deux mondes diamétralement opposés dont il concrétise l'antagonisme par la métaphore mythique des frères ennemis.
Chez les frères Babitchev, tous deux confits de certitudes, Andreï, chantre de l'alimentation universelle, est le constructeur du futur pour l'homme nouveau, un futur représenté par l'avènement d'une saucisse une et universelle qui rassasiera tous les peuples et la substitution à la cuisine traditionnelle d'une immense cantine, la "25 kopecks", qui servira des plats standardisés à prix unique. Ivan Babitchev milite activement, et de manière non moins totalitariste, pour la diversité qui résulte de la liberté individuelle avec pour pilier dogmatique l'individualisme et ses corollaires, les sentiments anciens.
Comme dans la symbolique biblique, il y a un troisième homme, en l'espèce, Nicolaï Kavalerov, l'intellectuel romantique dans l'état du philosophe qui doute, à la fois l'homme qui marche et celui qui ne se reconnaît pas dans la figure révolutionnaire imposée, projection de l'auteur lui-même qui ne peut se résoudre à être un artiste officiel. L'homme inutile mais qui est néanmoins courtisé par les deux autres comme moyen de propagande.
Si cette pièce est particulièrement intéressante sur le fond, comme le souligne la dramaturge Michèle Raoul-Davis qui a collaboré à la mise en scène, par sa préfiguration visionnaire du consumérisme contemporain, le capitalisme libéral ayant réalisé le rêve soviétique en érigeant la consommation de masse comme il réalise celui de l'individualisme radical par le culte du moi, la partition est quasiment dépourvue d'intrigue car elle procède de la juxtaposition des trois postures entre lesquelles la confrontation, tel un dialogue de sourds, ne se développe pas vraiment.
Alors certes, Ivan Babitchev harangue quelques indécis pour fomenter une contre-révolution et aiguillonne Kavarelov pour l'inciter à devenir un Hamlet sociétique, épiphénomènes alimentée par la joute amoureuse suscitée par une figure de femme enfantine qui les séduit tous, petit grain de sable qui exacerbe les passions et sert de fil rouge, mais cela peine à dynamiser les plus de deux heures que dure la représentation.
Présentée comme une farce burlesque dans laquelle Bernard Sobel voit un "Mac Do au pays des soviets", et à cet égard le lever de rideau avec une enseigne au néon "Marx Donald" est explicite, ce dernier use, dans un décor de Lucio Fanti, dont les déplacements des lugubres façades mobiles d'immeubles cubo-futuristes noirs puisés dans l'iconographie de l'expressionnisme allemand répondent à des configurations ésotériques, d'une mise en scène statique qui privilégie le burlesque à celui de la farce.
Si Vincent Minne, voix en yoyo et interprétation très démonstrative, ne convainc pas dans le rôle de l'intellectuel torturé, Pascal Bongard et John Arnold respectivement dans le rôle du héros communiste doublé d'un patron capitaliste et dans celui du rebelle aux allures de clochard céleste, sont époustouflants par la précision de la scansion, la maîtrise de leur organe vocal et la finesse du jeu, faisant du "roi du salami" et du "roi des oreillers" créés par Iouri Olecha un savoureux duo janusien.
Et, comme eux, impossible de ne pas succomber au charme gracile de la talentueuse Sabrina Kouroughli qui incarne parfaitement et avec grâce la nymphette, tour à tour joueuse de badminton, gymnaste au ruban et ballerine, figure de la femme nouvelle dans l'esthétique du constructivisme russe telle qu'elle fut magnifiée par le photographe Rodtchenko. |