Performance théâtrale écrite et mise en scène par Tiit Ojasoo et Ene-Liis Semper, interprétée par Rasmus Kaljujärv, Eva Klemets, Risto Kübar, Andres Mähar, Mirtel Pohla, Jaak Prints, Gert Raudsep, Tambet Tuisk, Marika Vaarik et Sergo Vares.
Venu tout droit d'Estonie, le spectacle "NO83" joué en estonien surtitré et énigmatiquement sous intitulé "Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort" est un objet théâtral non identifié qui s'apprivoise, se vit, se ressent plus qu'il ne s'appréhende ou s'intellectualise véritablement.
Mêlant danse, sketches, vidéos, vraies ou fausses improvisations, interludes ludiques et poétiques, ce spectacle d'une énergie débordante et d'une drôlerie très décalée est d'une insolence déconcertante à l'image de la référence qui lui sert de point de départ : une performance de l'artiste allemand Joseph Beuys qui, en 1965 à Düsseldorf, a déambulé devant les oeuvres exposées dans une galerie d'art avec un lièvre mort.
Cependant, le 16ème spectacle de la compagnie du Théâtre de Tallinn, comme son numéro l'indique, puisque les spectacles sont numérotés à rebours depuis la création de la compagnie en commençant par le 99, n'est pas une pièce "sur", ou "à propos de".
Elle s'entend plutôt comme un jalon parmi tant d'autres d'un projet créatif de longue haleine qui interroge sur la conception même de l'art, ici à partir du point de vue de celle de Beuys, ainsi que sur les rapports des institutions étatiques et des politiques avec les créateurs et leur œuvres.
L'art peut-il être un objet de consommation comme un autre ? Peut-il être subventionné ? Doit-il être compréhensible ? Et plus avant, doit-il être compréhensible pour la communauté qui le subventionne pécuniairement ou intellectuellement ? Ou alors faut-il le couper complètement de la société et le laisser vivre indépendamment pour ne pas le corrompre ? Mais peut-il exister sans elle, hors d'elle ? Et d'ailleurs ne se doit-il pas également d'être la vitrine, la mémoire d'un pays, d'une culture ? Ne risque-t-il pas alors de sombrer dans ce qu'on nomme péjorativement le folklore ? L'artiste est-il obligé d'aller toujours plus loin pour exister ? Peut-on aller trop loin ? Y-a-t-il des artistes heureux ? Ses œuvres ne le renvoient-il pas sans cesse à ses propres limites et à sa médiocrité ?
Autant de problématiques évoquées tout au long des 2h30 que dure ce spectacle, qui change sans cesse de rythme et de forme, investiguant toutes les pistes possibles et imaginables tel un laboratoire créatif foisonnant, cherchant incessamment à interpeller le spectateur.
La qualité artistique du spectacle, tant du point de vue de la mise en scène innovante que de la prestation de l'ensemble de la troupe toujours dans l'énergie et la proposition théâtrale, est incroyable.
Une gestuelle très travaillée et exacerbée, presque animale, ainsi qu'un humour fait de contrepieds et de répétitions, non dénué d'un certain cynisme, sont la base de ce théâtre polymorphe et inclassable. Qui aurait cru l'Estonie, petit pays à l'activité politique, économique et artistique complètement méconnu en France, à l'avant garde de la création théâtrale ?
Pourtant, ayant su accepter et intégrer les diverses cultures qui l'ont traversées au rythme des occupations successives, l'Estonie a développé un respect et une tolérance accrue envers l'étranger et le différend, sans pour autant oublier de se poser la question de son identité et de la place de la création artistique dans celle-ci.
Omniprésent tout au long du spectacle cette question de la culture nationale, voire nationaliste quand elle ne verse pas das le folklorique, semble au cœur des préoccupations de Tiit Ojasoo et Ene-Liis Semper, auteurs et metteurs en scène de ce spectacle et cofondateurs, en 2004, du Théâtre de Tallinn. Cécile B.B. |