Kornelia Sumpf, "fruit débile des amours d'une charogne avec un fossoyeur" (Petit papa libidineux qui travaillait pour la Fiirme, la Stasi, et Petite maman qui n'a pas hésité à dénoncer sa fille qui voulait passer à l'Ouest), est née et a vécu sous le régime du socialisme démocratique jusqu'à la réunification où il lui a été donné 150 DM pour faire une croix sur sa vie passée, adopter la meilleure façon de marcher et accéder enfin au confort de l'Ouest bourgeois.
Et elle rame Kronelia, tout aussi déboussolée que vaguement dépressive, qui a "la tête d'une sorcière bio qui tiendrait un stand de psychotropes au concombre dans un marché de Prenzlauerberg", des petites lunettes rondes ("on dirait Janis Joplin remise de son overdose mais plus bonne à autre chose que le macramé"), une petite fille déséquilibrée (une orpheline roumaine adoptée) et un jeune amant turc, "une grosse feignasse" élevé en RFA qui se laisse vivre en taquinant la harpe et se gavant de films X.
Voici l'anti-héroïne de "Mélancolie vandale", roman dans lequel Jean-Yves Cendrey, après "Oublier Berlin" (1994) et "Honecker 21" (2009), continue son exploration d'une ville janusienne au destin unique, qui sert de guide à une déambulation socio-politique profondément humaniste en forme de road-movie urbain singulier au coeur de la nouvelle "Deutecheuland" plus proche de "Berlin Alexanderplatz" de Franz Biberkopf et de "Good Bye, Lenin!" de Wolfgang Becker que de Berlin, métropole branchée et cosmopolite, haut lieu de création artistique.
Il y traque le tropisme de l'ex-RDA et fustige ce qu'il considère comme les deux dérives majeures de l'Allemagne réunifiée : le consumérisme (dans "le supermarché qui avec ses vigiles et ses caméras a vite un faux air de prison pour consommateurs récidivistes") et le développement du tourisme de l'horreur lié au IIIème Reich et à la Shoah, ("Berlin ville à vendre promise à la lucrative infortune des villes vendues").
S'attachant aux pas de cette "empotée de l'Est", il décrypte l'impossible résilience, la perte des repères ("il n'y avait qu'à déplorer de devoir penser par soi-même sans jamais avoir appris"), la nostalgie du passé ("l'ostalgie") en un temps où n'existait "ni peur du lendemain, le présent était si difficile que le gros de notre imagination passait en débrouillardise au jour le jour et l'Etat nous dispensait de nous inquiéter de l'avenir puisque d'autorité il nous l'avait dessiné souriant, et peint en rose jambon" et la déception face à des lendemains se suivent et déchantent et "une Allemagne qui n'est que "le royaume du mark de l'Ouest, de ce mark fort, béni, révéré et désormais sous un autre nom mais avec une piété intacte".
Avec un chapitrage à rebours pour un décompte en forme de retour vers le futur, une narration avec l'emploi inhabituel du pronom personnel indéfini, un fil rouge qui est la couleur rose, celle de la brique, du bonnet en poil acrylique et de la mythique et emblématique saucisse de foie, un style simultanément baroque, épique et burlesque et des personnages picaresques, Jean-Yves Cendrey entraîne le lecteur dans un périple mo-rose dans certains quartiers sinistres du "cul" de Berlin.
Il trace un portrait magistral d'une ville encore malade de son passé, de deux moitiés d'orange tout aussi violemment séparées que réunies par le scalpel de l'Histoire tailladeuse de territoires pour le bien des peuples. |