"Tel est bien l'enjeu de ces pages : ouvrir un nouvel espace de réflexivité où nos a priori se soupçonnent, s'ébranlent, voire commencent à bouger", écrit François Jullien à propos de son dernier livre, Cinq Concepts proposés à la psychanalyse.
Selon la formule de Pierre Nora, le philosophe sinologue François Jullien pense "entre la Chine et la Grèce" ; entre, c'est-à-dire dans le passage plutôt que dans l'affrontement. La Chine permet de considérer les fondamentaux impensés à partir desquels nous pensons. Il ne s'agit pas de comparer, faute de cadre commun qui unisse deux cadres de pensée qui se sont développés chacun de son côté, indifférent l'un à l'autre. En revanche, l'écart plutôt que la différence ouvre le lieu d'une nouvelle fécondité d'être et de pensée.
Ici, c'est donc à un travail de résonance entre la pensée de la psychanalyse et certains aspects de la pensée chinoise, qu'il se livre. Dans sa préface, il dit n'avoir jamais suivi personnellement de psychanalyse, et n'en être familier que par la lecture de Freud. Le 12 janvier 2008 pourtant, il avait été invité par la Société de psychanalyse freudienne à une rencontre-débat avec Monique David-Ménard et Patrick Guyomard. A bien y songer, l'envie de questionner l'une par l'autre ne paraît pas si incongrue. Dans les Écrits de Lacan par exemple, on trouve de nombreuses références ou allusions à la culture chinoise traditionnelle. Entre la pratique du sinologue et celle de l'analyste, on peut trouver des parentés, que ce soit dans le type de difficultés rencontrées, ou les déplacements opérés pour comprendre. Comme l'inconscient, la culture chinoise a un pouvoir d'intégration infini, absorbant sans inquiétude l'autre constitué et la contradiction. On peut penser aussi à l'art de la guerre de Sun Tzu : faire mûrir la situation jusqu'à ce que l'autre tombe tout seul, par un effet de contexte et d'ambiance, voilà qui s'approche aussi beaucoup du travail d'un analyste.
Cinq concepts créent cinq moments de réflexion dans le livre : la disponibilité, l'allusivité, le biais, la dé-fixation, et pour finir l'idée d'une transformation silencieuse. Les cinq peuvent sans doute se lire séparément, mais leur continuum est déjà un voyage vers la possiblité d'une autre pensée, un début d'ébranlement peut-être, d'un processus qui se poursuit en sourdine après la lecture du livre. Le propos de l'auteur se structure souplement, dans le passage, par associations et ondoiements qui dessinent au final une cohérence, et portent le lecteur dans leur flot. Avec François Jullien, le style est à l'œuvre dans la construction de la pensée. Son écriture est belle parce qu'elle se soucie de justesse, pas de "l'exactitude hallucinée" dont parle Rimbaud, mais on retrouve la précision d'un Serge Leclaire (un psychanalyste, tiens tiens…) dans cette beauté de la réflexion en marche, où l'exigence et la grâce se nourrissent l'une l'autre.
Ces Cinq Concepts sont une très belle lecture, dense et légère, qui s'explore sans peser, qui donne envie d'aller explorer la pensée chinoise, et d'aller s'ébattre loin des paradigmes occidentaux.
|