Soyons honnêtes : les maisons de disques n'ont pas toujours bonne presse. C'est vrai, évidemment, des majors et de tous leurs satellites, qui semblent n'avoir rien d'autre en tête que de soutirer l'argent du consommateur en lui fourguant des disques peu délicieux mais si bankables. D'où une défiance légitime de l'amateur de musique, qui a peur qu'on ne le prenne pour une vache pondeuse, une poule à lait.
Cette défiance, pour tout dire, s'étend même parfois aux plus petites structures, que l'on soupçonne de ne défendre un artiste que parce qu'il est de la famille, de l'entourage ; comme si, forcément, tout ce que font les potes du patron d'un label méritait d'être donné à entendre à l'amateur.
Ce qui se joue d'un bout à l'autre de ce spectre, n'est-ce pas finalement l'expression d'une remise en question des jugements de valeur opérés par les maisons de disques ? Qui sont-ils, finalement, les hommes derrière les labels, pour juger quel disque mérite ou ne mérite pas d'être publié ? Qu'ils soient marchands et jugent de ce qui peut se vendre, certes – c'est finalement leur métier : vendre. Mais de là à s'imaginer qu'ils puissent juger de la valeur d'un disque ou d'un autre... à l'époque ou le relativisme domine, parce que les moyens technologiques le relaient et l'appuient, cela semble inacceptable et chacun préfère se piquer de sa liberté de choix.
Il y a, pourtant, de ces exceptions qui pourraient nous rappeler que le patron d'un label peut être plus que le gérant d'une supérette culturelle, qu'il peut avoir, comme le galeriste, comme le viticulteur, comme l'artisan industrieux, une sensibilité, un savoir-faire, une expérience dont tout le monde ne peut se prévaloir. Pour le véritable connaisseur, d'ailleurs, certains labels ne sont pas seulement des marques, ce sont aussi de véritables certifications. Mais ceux-là même, la confiance de l'auditeur ne leur a pas été donnée, ils ont du la conquérir.
C'est ainsi à Stéphane Grégoire, manageur du label Ici d'ailleurs, que l'on doit la naissance même du projet Numbers Not Names. C'est en effet lui qui a eu l'idée de rassembler quatre musiciens d'horizons différents, qui ne s'étaient jamais rencontrés, pour les faire collaborer – le temps d'un EP tout d'abord (sorti pour le Disquaire Day 2012), rapidement suivi d'un album, cet explosif What's the price ?.
On retrouve donc sur ce disque-événement Alexei "Crescent Moon" Casselle (Kill the Vultures), Jean Michel Pires (NLF3, The Married Monk), Oktopus (Dälek), Chris Cole (Manyfingers). Tout à tour hypnotique, enflammé, tellurique, souterrain, l'album évite toutes les ornières de la facilité, du cliché, de l'inventivité par collage de trucs et astuces, de la surenchère, pour se porter au summum de la créativité à quatre têtes.
En résulte un disque d'indus hip-hop vénéneux et colérique, tout attaché à la dénonciation d'une consommation tellement généralisée qu'elle devient consommation de l'humain lui-même. Ça n'est plus noir, c'est rouge – rouge comme le sang d'une guerre entamée.
Hybridation réussie, donc, avec laquelle le label Ici d'ailleurs confirme que l'auditeur pointilleux peut s'autoriser à lui faire entièrement confiance. |