Désormais, dans le monde de la restauration et de la gastronomie, pour pouvoir rivaliser et se démarquer des établissements qui ont pignon sur rue, il faut, outre une cuisine de qualité, un concept.
Un concept plus ou moins novateur peu importe mais un concept pour exciter la curiosité et alimenter le buzz qui fait et défait les réputations en faisant tinter le tiroir-caisse.
Tel est le challenge, au demeurant bien rémunéré, proposé à John Rickey, embringué bon gré mal gré comme consultant dans l'aventure de l'ouverture du futur restaurant sis dans un des nombreux casinos flottants de la ville. Et il trouve vite l'inspiration pour proposer le nom et le concept de "Soul Kitchen", en référence à la "soul food", la cuisine afro-américaine traditionnelle des états du sud des États-Unis dont il pense qu'il pourrait inscrire son nom "au panthéon du goût culinaire américain".
Mais cette aventure un tantinet mégalomaniaque pour exaltante qu'elle soit s'avère sous haute tension car non seulement elle risque sérieusement de compromettre l'avenir de son propre restaurant qu'il néglige mais fait traverser une période de turbulences à son couple.
En effet, "cul et chemise" depuis l'adolescence, Rickey, le fort en gueule et le créatif de l'équipe, et Gary Stubbs dit "G-Man", le diplomate à la morale d'enfant de choeur, forment un couple complémentaire et heureux à la ville comme à la scène, c'est-à-dire devant le piano de cuisson.
Ils sont les co-chefs de leur restaurant baptisé "Alcool" qui comme l'indique son nom a pour particularité de revisiter les plats cajuns par l'insertion systématique d'un alcool dans la liste des ingrédients et ce, de l'entrée au dessert, "un concept sur mesure pour La Nouvelle Orléans où l'on adore s'enivrer", restaurant qui a acquis une belle petite réputation dans un milieu pas vraiment convivial, plutôt un vrai panier de crabes ("Quand tu essayais de faire tourner un restaurant dans une ville comme La Nouvelle Orléans soit tu apprenais vite à être sans pitié soit le milieu ne faisait de toi qu'une bouchée").
Et tout allait bien jusqu'au jour où Rickey se défonce le dos et devient accro au Vicodin, qui émousse son intellect comme sa libido, une dépendance soigneusement ourdie par un médecin foireux pour qu'il négocie la prise en charge d'un nouveau restaurant dont le propriétaire n'est autre que le grand manitou de la Monarchie du Carnaval.
De plus, comme il a l'art de provoquer les embêtements, il joue le bon samaritain en engageant Milford Goodman, un excellent cuisinier autodidacte capable de lister au goût les ingrédients d'un plat et dont le malheur, outre d'être noir, est d'avoir été emprisonné à tort pour le meurtre de sa patronne blanche, meurtre toujours non élucidé.
Cet opus qui s'inscrit dans une trilogie consacrée à la ville de La Nouvelle-Orléans vue du côté non du secret des alcôves ou du culte vaudou mais de la passion des fourneaux, mais qui toutefois peut se lire de manière autonome, est dû à la plume inspirée de Poppy Z. Brite qui, après s'être fait connaître en se taillant un joli succès dans le registre de la littérature d'horreur gothique et du splatterpunk, s'est reconvertie dans la foodie-lit et la chronique réalistico-naturaliste genre comédie d'humour noir et "hard boiled" des cuisines façon "Top chef" saupoudrées d'un soupçon de gay fantasy assez sage.
Entraînant le lecteur dans l'univers impitoyable de La Nouvelle Orléans terrain de jeu des voleurs, escrocs et assassins, et naviguant stylistiquement entre John Kennedy Toole et Armistead Maupin, ce roman sentimental doublé d'un foodie thriller se lit sans faim et se déguste avec des mines gourmandes qui ne tiennent pas uniquement à la découverte de la gastronomie locale largement commentée qui comprend des plats aussi exotiques qu'interloquents pour les néophytes européens.
A lire donc sans modération.
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