S'interroger sur le mariage et la constitution de la cellule familiale est une activité très à la mode par les temps qui courent. Toutefois, si en France le mariage dit "pour tous" nourrit un débat véhément et trouve beaucoup de défenseurs, la polygamie reste un tabou trop fort pour faire débat. Le mariage de couples homosexuels vient conforter le schéma occidental classique plus qu'il ne l'inquiète réellement : il s'agit toujours de formaliser l'union de deux personnes qui s'aiment, deux et pas davantage.
Catherine Ternaux pose les bases de ce débat inaudible en formulant cette question : La polygamie, pourquoi pas ? - premier pas qui n'est pas loin d'être déjà un grand bond en avant. Nous sommes tellement pris dans des habitudes culturelles et des facilités de pensée, que ce simple petit exercice - s'autoriser le jeu du "pourquoi pas" - est déjà salutaire. Catherine Ternaux n'est pas une spécialiste du sujet auquel elle a choisi de consacrer ce bref essai. Elle-même, elle est mariée et monogame. Auteur jeunesse, on l'avait déjà vue soucieuse de sérénité et d'équilibre dans Respirer la vie, ouvrage consacré au bien-être par la respiration. Par ce livre-ci, elle ouvre la réflexion, invite le lecteur à franchir avec elle les premières étapes et à cheminer ensuite de son côté.
Son constat de départ est le suivant : dans la société française contemporaine, le schéma monogame occidental est considéré comme le seul valide, alors même que la réalité des mœurs est bien différente, entre polygamie de fait et multiplication des divorces.
Première raison de refus en bloc de l'idée de polygamie : l'assimilation trop fréquente (par méconaissance étymologique) de la polygamie à la polyginie. La polygamie ne serait qu'une expression de l'inégalité entre hommes et femmes, la femme étant considérée comme une propriété. Pour Catherine Terneaux, cette assimilation hâtive est typique d'une bien-pensance qui impose son refus de penser, et conduit à jeter le bébé avec l'eau du bain. Les violences faites aux femmes s'exercent bien souvent dans un cadre monogame, et le mariage forcé est choquant indépendamment du nombre des épouses. Enfin, la polygamie (qui textuellement signifie : mariages multiples) inclut la polyandrie aussi bien que la polyginie.
Pour soutenir sa réflexion, Catherine Terneaux interroge aussi bien l'actualité que l'Histoire, qui ne manque pas d'être instructive. En autorisant le divorce en 1792, la Révolution française a permis la "polygamie successive", comme celui-ci fut appelé alors. L'adultère n'est plus un délit depuis 1975, et pourtant la société continue à rejeter le droit à contracter plusieurs mariages simultanés, alors qu'elle autorise les mariages successifs et les relations amoureuses simultanées. Pour Catherine Terneaux, un clou ne chasse pas l'autre : pourquoi faut-il forcément divorcer d'un conjoint que l'on aime, si on veut en épouser un autre (que l'on aime aussi) ? Le divorce est un droit, mais il est aussi en un certain sens une obligation...
Ce qui est considéré comme choquant en matière de moeurs n'a rien d'éternel ni d'universel ; le divorce a pu sembler autrefois aussi immoral que la polygamie aujourd'hui. Et il fut un temps où en France, il semblait hérétique qu'un mariage put être d'amour ! Pour la bourgeoisie du XIXème siècle encore, le mariage était moins une question de choix amoureux qu'un moyen d'assurer l'accumulation de biens dans un cercle restreint.
On entend souvent que la polygamie serait "compliquée" – drôle d'argument pour interdire quelque chose ! (Je vous laisse imaginer le nombre de procédures qui seraient interdites en France si on généralisait ce principe)...
Le mythe de l'amour monogame rend en occident très difficile toute réflexion sur l'amour. "Un amour peut en chasser un autre, c’est vrai, mais certains n’ont pas forcément envie d’exclure brutalement une personne qu’ils aiment encore", écrit-elle ; "Si les personnes sont consentantes, où est le délit ? Je trouve curieux que la société condamne cela aussi fortement".
Loin de la logique d'exclusion et d'isolement qui va de pair avec le fonctionnement actuel du divorce, Catherine Terneaux rêve d'une logique qui crée davantage de lien social.
Le polyamour (fait d'aimer plusieurs personnes à la fois) fait peur, car il signifierait moins d'amour pour chacun... triste méconaissance du fonctionnement du coeur, qui multiplie mais ne divise pas. Il y a dans le livre de Catherine Terneaux de très belles pages sur la formule alchimique de l'amour. Déployant une pensée de l'abondance affective et non de l'appauvrissement, elle invite à "vivre dans une dynamique d'enrichissement, un lien s'ajoutant à l'autre", inclure plutôt qu'exclure. Il s'agit de diluer les névroses possessives, vaste programme.
Dans le film de Julie Taymor, Frida Kahlo demande à son époux Diego Rivera non pas d'être fidèle, mais d'être loyal : on peut être fidèle sans être exclusif.
Dans son essai, Catherine Ternaux va plus loin que l'acceptation du polyamour : elle interroge le législateur ; c'est bien de polygamie qu'il s'agit, de mariage multiple donc, avec toute la dimension contractuelle accompagne le mariage.
En définitive, elle secoue les puces d'une société qui manque cruellement d'imagination et de générosité.
Citons pour finir le philosophe Vincent Cespedes : "Que l’amour puisse créer une complicité indestructible, voilà ce que les encouplés refusent de prendre en compte dans leurs donnant-donnant paranoïaques, leurs tractations sévères. Ils ne croient pas à la fidélité naturellement engendrée par l’amour. Ils l’exigent comme point de départ, alors qu’elle est le fruit d’un libre tremblé commun. Mais cette fidélité-là ne leur importe guère. Dans leur jargon, la "fidélité" est fidélité non pas à l’autre parce qu’on l’aime, mais à une religion parce qu’on y voit la clé du bonheur : le culte de l’Encouplement, autrement dit, l’exclusivité sexuelle. Sortir de l’encouplement ? Plutôt crever. Dont acte : à trop vouloir programmer l’amour, nous crevons à petit feu d’une anorexie d’amour insensée." |