Yann Chermat et Jean Hache.
Deux comédiens. Une rencontre. Une rencontre autour d'un
texte bouleversant.
Entretien avec Yann Chermat et Jean Hache aux Frigos, sur le lieu
même où ils jouent, du 8 au 18 décembre 2005
"Dans la solitude des champs de coton" de Bernard Marie
Koltès montée par la Compagnie Mercoledi &Co.
Présentez- nous votre compagnie Mercoledi
&Co.
Yann Chermat : En avril 2004, Gilbert Roggi et
moi avons repris la Compagnie Mercoledi & Co et Dans la solitude
des champs de coton est notre premier spectacle. Pour le moment,
nous ne sommes que 2 qui formons la structure administrative de
l’association.
Cette association ne vise que le théâtre
?
Yann Chermat : Non. Nous nous sommes laissés
toute liberté dans les statuts pour faire de la production
théâtrale, cinématographique, musicale ou audiovisuelle
d’une manière générale.
Pourquoi avez-vous choisi Dans la solitude des
champs de coton de Bernard-Marie Koltès comme premier projet
et Jean Hache comme comédien ?
Yann Chermat : En fait, c’est l’inverse.
Jean Hache : Je connaissais Yann et je lui ai proposé
de travailler sur ce texte de Koltès tout simplement parce
qu’il s’agit d’un texte que j’adore et que
je trouve très beau. Et Yann me semblait correspondre parfaitement
à une rencontre possible de deux comédiens sur un
plateau comme dans la solitude. Je lui ai donc proposé et
nous avons défini une structure très particulière
de travail. Nous nous sommes proposés de travailler très
longuement sur cette pièce mais qu’une fois par semaine
en se voyant une heure et demie chaque mercredi pendant un an.
Le but était de se familiariser avec la
langue de Koltès, de la digérer, de la faire nôtre.
Nous n’avions pas au début la moindre échéance.
Il s’agissait d’un projet, qui si la rencontre intervenait,
si l’envie, et justement le désir, qui est présent
dans cette pièce, se faisait il y aurait spectacle. Et puis
est venu le moment où le désir était présent
et nous avons prévu une première programmation à
La guillotine à Montreuil, un ancien atelier de chaudronnerie,
et ensuite nous avons eu le projet des Frigos. Mais c’est
une maturation et une élaboration très fragmentée.
Ce qui est inhabituel.
Quel est votre intérêt pour ce texte
qui justifiait une si longue recherche qui de
surcroît ne déboucherait pas obligatoirement sur une
représentation théâtrale ?
Jean Hache : Beaucoup de choses m’intéresse
dans ce texte, outre bien sûr sa qualité littéraire.
Le cadre notamment. J’ai eu pendant dix ans une compagnie
théâtrale et j’ai toujours cherché à
travailler dans des lieux qui étaient des lieux hors théâtres.
Parce que je suis issu de la génération post soixante
huitarde avec des troupe comme le Living Théâtre, le
People show, le Squatt théâtre, des troupes qui étaient
très en vogue et qui revendiquaient déjà un
théâtre très particulier et une volonté
très délibérée de faire sauter les frontières
du théâtre. Cette compagnie était souvent envoyée
par le ministère de Affaires Culturelles mais aussi l’AFA
pour représenter la France dans des festivals étrangers.
Je suis resté intéressé par cette démarche.
Et ce texte de Koltès me semblait répondre totalement
à cette problématique bien évidemment puisqu’il
a été écrit dans ce but. Toutes les pièces
de Koltès au demeurant, comme Quai Ouest, Retour au désert,
offrent cette possibilité. Donc la familiarité avec
Koltès, c’était cela.
Et puis c’est une question de rencontre
humaine tout simplement. Car cette pièce je l’avais
en réserve, mais c’est comme Patrick Chéreau
et Pascal Gregory, il faut une rencontre pour que cela fonctionne.
Je n’aurais pas du tout envie de la jouer avec un comédien
connu, reconnu avec lequel je n’aurais pas eu d’affinités.
Et quand j’ai rencontré Yann, ce fût la rencontre
a suscité l’envie de la jouer. Il y a également
autre chose au niveau, je dirais, musical, la voix de Yann me paraissait
aussi une voix qui s’accordait à la fois avec la musique
de Koltès et ma propre musique. Tout cela a fait que j’ai
fait cette proposition à Yann.
Les chroniques consacrées à ce texte
sont parfois tout à fait hallucinantes quand à l’interprétation
qui en est faite. Quelle est votre perception de ce texte ?
Yann Chermat : La synthèse est difficile.
Il y a cet amour du texte en lui-même qui nous a donné
envie de le travailler. Nous l’avons abordé de manière
très simple, à partir de la situation à partir
de laquelle elle s’articulait sans chercher à en donner
une interprétation politique ou autre. Elle traite essentiellement
d’une vérité humaine, d’une rencontre
entre deux hommes au crépuscule dans un lieu interlope. Au
début de notre travail, nous avons essayé d’y
trouver des résonances très concrètes , comme
la relation que l’on a avec un marchand dans un magasin avec
qui on va marchander, un peu comme dans un souk. Le commerçant
fait l’article face au client qui ne dit vouloir que regarder.
Si on lit ce qu’a écrit Koltès à propos
de son texte, on retrouve cette démarche. Il dit : "Je
raconte des histoires".
En l’occurrence, une rencontre qu’il
a éventuellement faite quand il vivait à New York.
Mais il se défendait d’y donner un sens philosophique.
IL décrit des sentiments humains avec un oeil très
acéré sur la portée et la profondeur d’une
rencontre entre deux personnes. Ce qui s’est noué au
fil de ce travail c’est une rencontre entre deux orgueils
masculins hors d’une interprétation philosophique,
politique ou esthétique.
Jean Hache : Trouver une interprétation
politique dans ce texte est vraiment tirer très loin sur
la corde car ce n’était pas du tout l’intention
de Koltès. C’est essentiellement la rencontre de deux
orgueils, de deux désirs qui se nomment pas. On est dans
l’humanité.
Dès le départ, vos rôles respectifs
étaient-ils déterminés ?
Jean Hache : Effectivement, amis cela s’est
imposé à nous. Je dirais que c’était
faussement délibéré. Cela s’est fait
comme cela. A un moment donné, nous avons envisagé
de permuter mais pour des raisons intuitives la définition
des rôles était faite.
Pour la représentation, vous n’avez
pas fait appel à un metteur en scène. Comment avez-vous
assuré la mise en espace de votre travail ?
Jean Hache : Il se trouve que nous sommes que deux.
A plus, nous ne l’aurions pas fait ainsi. Quand nous avons
travaillé le texte, et je viens de lire un texte de Chéreau
qui dit à peu près la même chose, nous nous
sommes aperçus qu’il y avait des moments dans la pièce
qui sont répertoriés pour nous. A aucun moment nous
n’avons voulu chercher l’événement théâtral
car nous pensons que ce n’est pas contenu dans le texte. En
revanche, il y a des lignes de force qui s’imposent obligatoirement
dans le jeu. Il y a des rencontres qui sont évidentes, des
éloignements, des rythmes, qui déterminent la mise
en espace effectivement plus que la mise en scène.
Au niveau de la mise en scène, elle s’est
imposée de manière presque évidente. Comme
nous avons joué dans des lieus différents, ce lieu
induit une spatialisation différente. Mais les lignes de
force sont les mêmes et ensuite ce n’est que le déplacement
dans l’espace qui change. Ici, aux Frigos, quand on joue en
hauteur, sur la locomotive, cela correspond à un extérieur
dans l’usine de Montreuil. Le regard extérieur d’un
metteur en scène en nous a pas réellement manqué.
Nous avons toujours solutionné le problème à
partir de la force dans le rapport, et ce même dans le placement
de l’acteur. Il n’y a donc pas eu de regard extérieur,
mais par nécessité. La nécessité de
jeu induisait une mise en scène particulière.
Yann Chermat : Il s’agit d’un ressenti.
Nous faisons les choses et nous en parlions ensuite longuement.
Le ressenti nous permettait de constater des manques ou des façons
de procéder qui n’étaient pas justes, notamment
quand l’impulsion de l’un ne trouvait pas d’écho
chez l’autre. Et nous n’avons pas fait ce travail avec
un parti pris de mise en scène.
La présence d’un tiers n’aurait-elle
pas introduit un étranger dans ce couple relationnel avec
la possibilité de se voir imposer ou induire une vision différente
? N’y a-t-il pas eu une volonté d’exclure tout
tiers dans ce travail à deux voix ?
Jean Hache : Nous n’avons jamais pensé
exclure mais néanmoins nous n’avons jamais pensé
intégrer non plus ….sourire. Ce que vous dites est
tout à fait vrai. L’intrusion d’une tierce personne
dans ce travail, je ne sais pas si elle aurait été
préjudiciable bien sûr, n’était pas souhaitée
comme si elle pouvait pervertir la relation qui s’établissait
entre nous. Chéreau a dû ressentir la même chose
car il a signé la mise en scène tout en étant
jouant dans cette pièce et sans doute pour la même
raison. La relation est tellement intense que la troisième
personne, même si elle avait un oeil sur la globalité
du projet, risquerait d’y ajouter des choses, notamment une
théâtralisation qui court-circuite cette relation.
Et nous avons vérifié cette analyse
en allant voir d’autres représentations de Dans la
solitude avec un metteur en scène. Et nous n’avons
pas été convaincu. Donc à la question sur la
présence souhaitable d’un metteur en scène nous
avons répondu par la négative.
Vous avez anticipé sur une de mes questions
qui était : Avez-vous d’autres représentations
de la pièce et notamment celle de Chéreau ?
Jean Hache : OUI. J’ai vu celles de Chéreau.
Celle avec Isaac de Bankolé, qui était la plus fidèle
au texte de Koltès puisque le dealer est noir, dont je n’avais
pas beaucoup aimé la mise en scène. En même
temps si, car il s’agissait de la révélation
d’un auteur très fort. En revanche, celle avec Pascal
Grégory m’avait complètement enthousiasmé.
Yann Chermat : Je n’ai pas vu les mises en
scène de Chéreau. En abordant ce travail, j’étais
donc vierge de toutes influences. Ensuite, au cours du travail,
nous sommes allés voir toutes les mises en scène de
Dans la solitude.
Jean Hache : Il y aura un projet intéressant
au Théâtre de la Ville dans lequel le rôle du
dealer sera joué par une femme. Ce sera intéressant
de voir ce spectacle d’autant que j’ai un peu de difficulté
à le concevoir joué avec une comédienne.
Le moment venu, quand vous avez décidé
de jouer ce texte, comment avez-vous choisi le et les lieux de représentation
? Comment cela s’est-il passé concrètement ?
Et quels sont vos autres projets pour ce texte ?
Jean Hache : Notre recherche de lieux a été
générale. Nous allions voir tous les lieux dont nous
entendions parler. C’est Gilbert Roggi qui nous a indiqué
La guillotine de Montreuil. Aux Frigos, Yann était venu à
des portes ouvertes d’ateliers de peintre. Il avait vu celui-ci,
celui de Jean Michel Frouin, avec la locomotive à partir
de laquelle nous avons échafaudé un projet que nous
avons proposé à ce dernier. Il est bien évident
que nous continuerons ce spectacle, peut être ici-même
si c’est possible.
Et si nous arrivons à avoir un distributeur,
notre demande sera toujours identique quant au lieu de représentation
et nous nous modulerons en fonction du lieur. Le challenge est intéressant
car à chaque fois c’est une obligation, alors que l’essence
de la rencontre est la même, de trouver d’autres lignes
de force.
Est-ce facile de faire venir le public mais aussi
les critiques et les médias dans ces lieux inhabituels ?
Jean Hache : La chose est très compliquée
pour nous car nous ne sommes que deux pour faire tout. Nous avons
essayé jusqu’à présent de sensibiliser
les sites internet ainsi que les moyens plus traditionnels comme
les envois de dossiers et les annonces aux journalistes. Mais il
est difficile pour ces derniers qui appartiennent au Syndicat de
la Critique de venir car ils ont des générales officiels
tous les soirs et puis il y a beaucoup de spectacles qui se jouent
à Paris. C’est un peu prématuré de les
voir venir ici. Si la pièce se joue à nouveau, s’ils
entendent parler peut être alors… Nous avons également
contacter des journaux comme Zurban, les Inrocks mais pour le moment
nous n’avons pas eu beaucoup de réponse. Il est sans
doute difficile pour eux de caler un spectacle qui dure 10 jours.
Par contre, il y a toute une clientèle pour
ce spectacle, des gens très jeunes, très sensibles
à l’écriture de Koltès. C’est manifestement
à nous de chercher les nouveaux circuits afin d’attirer
l’attention de cette génération. Ce soir nous
faisons le plein et si nous jouions plus longtemps le bouche à
oreille pourrait faire son œuvre. Ce qui est manifeste est
la dualité de circuit : le circuit officiel avec les générales,
les premières dans les théâtres traditionnels
et tous les lieux dits alternatifs qui dépendent de réseaux
plus souterrains. Par exemple, ici les Voûtes avec la musique.
Ce sont des flyers et des affiches qui traînent et quelquefois
la salle est pleine. Comment ?
Yann Chermat : La difficulté est d’éveiller
la curiosité de ceux qui connaissent Koltès ou qui
sont intéressés par ce genre de travail.
Jean Hache : Il faut que nous développions
une autre "politique" de communication. De mon point de
vue, Internet fournit la plus grande opportunité.
Compte tenu de ce que vous nous avez dit, il n’est
pas du tout envisageable de jouer dans un lieu qui a l’appellation
de théâtre mais qui, comme par exemple le Théâtre
du Nord-Ouest, est une structure très atypique ?
Jean Hache : Oui, bien sûr.
Yann Chermat : Les Ateliers Berthier seraient très
intéressants…
Jean Hache : …le Théâtre de
la Tempête, le théâtre du Chaudron, le Théâtre
de l’Epée de bois…Le seul problème est
que la programmation est faite à 2 ans.
Vous avez évoqué d’autres
projets pour la compagnie ?
Yann Chermat : Je travaille actuellement, avec
Stéphane Duperay et François Rousseau comme metteur
en scène, sur "Couple ouvert à deux battants"
de Dario Fo.
Envisagez-vous d’étoffer votre compagnie
?
Yann Chermat : Nous avions besoin au départ
d’une structure administrative pour pouvoir demander des droits
d’auteur. Le but à terme est de demander une licence
d’entrepreneur de spectacles pour produire nos spectacles.
Bien sûr l’idéal serait de constituer une équipe.
Mais ce sont aussi des histoires de rencontres.
Mais pas obligatoirement pour produire des spectacles
hors lieux conventionnels ?
Yann Chermat : Non, bien sûr. Cela dépendra
des projets et nous ne nous sommes pas fixés de ligne artistique
précise.
Avez-vous d’autres projets ?
Jean Hache : Je fais partie d’un spectacle
"La mouette" de Tchekov qui va se concrétiser en
mai, juin et juillet avec une compagnie qui fait du théâtre
itinérant. Elle joue dans tous les endroits en France, en
Suisse et en Belgique où l’on trouve des lacs. Ses
membres ont tous plus ou moins fait partie de la troupe du Phenix
qui joue principalement l’été et ils vont, dans
la pure tradition moliéresque, jouer dans les villes du sud
en se déplaçant avec des roulottes tirées par
des chevaux.
Le rythme de la tournée dépend essentiellement
de celui des chevaux. L’année dernière, ils
ont joué "La nuit des rois". Ce projet n’est
pas inattendu puisque Molière l’a fait avant mais il
est intéressant car il s’agit d’une autre approche
du théâtre et aussi du public. Je ferais donc la tournée
des lacs.
Allez-vous au théâtre voir les autres
même si vous n’êtes pas des spectateurs ordinaires
et avez-vous vu de bons spectacles récemment ?
Jean Hache : Je vais remonter un peu plus loin
que cette année… L’année dernière
j’ai vu le "Quartet" de Heiner Muller à la
Cité Internationale qui était une merveille d’intelligence
et de propositions théâtrales et aux Ateliers Berthier,
"Le jugement dernier" de Ödon Von Hrovath mis en
scène par André Engel qui était très
très bien.
Yann Chermat : Je pense à une pièce
en particulier c’était "Avis aux intéressés"
de Daniel Keen au Théâtre de la Commune avec Jean Paul
Roussillon et Gilles Privat dans une mise en scène de Didier
Bezace qui était tout simplement bouleversante. J’ai
aussi beaucoup aimé le "Phèdre" de Patrice
Chéreau.
Ce sont des spectacles dans lequel je retrouve
ce qu’on appelle la magie du théâtre, même
si ces termes sont un peu galvaudés. Mais quand je les vois,
je sais pourquoi je fais ce métier. Parce qu’il y a
des moments de grâce.
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