Années 80, Samuel, issu de la bourgeoisie intellectuelle, juif orthodoxe en rupture de ban suite à la révélation de sa condition d'enfant adopté, et Nina, fille de militaire français élevée dans la droiture, plutôt passive et réservée, s'aiment.
A l'université, ils ont rencontré Samir, fils d'immigrés tunisiens plébéiens, militant actif de la gauche prolétarienne, qui devient l'électron libre du couple. Et ce qui pouvait, devait arriver, arrive : Samir et Nina s'aiment.
Mais Samuel n'est ni beau joueur ni partageur. Usant de l'ultimatum et du chantage avec tentative de suicide, il déclenche volontairement un mécanisme sacrificiel chez Nina qui a vu son père détruit par l'abandon du foyer conjugal par son épouse. Brisé par ce choix imposé de Nina, Samir disparaît pour un nouvel horizon.
Vingt ans après, les deux premiers, respectivement éducateur social et mannequin pour les catalogues de grandes enseignes populaires croupissant dans une vie étriquée, découvrent sur leur écran de télévision le troisième qui parade à la une des médias américains comme exemple d'une réussite aussi spectaculaire qu'insolente d'un Français self-made man devenu un ténor du barreau et une personnalité du gotha par son mariage avec une héritière de la grande bourgeoisie juive newyorkaise.
Samir l'arabe musulman devenu Sami/Sam le juif séfarade a modifié le cours d'un destin qu'il voulait exceptionnel et qu'il subodorait placé sous le signe de la discrimination raciale et sociale à partir d'une méprise sur son origine, une méprise avalisée par son silence, puis une mystification délibérée rendue possible par une volonté déterminée de réussite mue par l'esprit de revanche, un véritable don pour le mimétisme et la simulation et le levier puissant que constitue l'esprit clanique.
Mais il n'a pas rompu totalement avec son passé - Nina qu'il aime toujours, sa mère à laquelle il envoie des subsides, un jeune demi-frère né d'un amour ancillaire élevé sans autorité paternelle dans la "cité" que la mère n'a jamais voulu quitter - qui va revenir frontalement avec la force décapitante d'un boomerang.
L'intrigue est nouée et Karine Tuil peut déployer son dernier opus en date, "L'invention de nos vies" qui s'inscrit dans la "planète Tuil", une planète consacrée à la question identitaire et, plus précisément, la judéité, autour de laquelle gravitent des thèmes satellitaires récurrents relatifs notamment à l'amour, au désir et au couple, aux rapports de force, de domination et de manipulation, qui régissent les relations humaines et à l'acte d'écriture.
En l'espèce, elle développe, en outre, les thématiques de ce qu'elle nomme la brutalité de la société contemporaine avec son diktat de réussite ("L'obligation de réussir - cette menace qui pèse sur vous dès la naissance, cette lame que la société vous place sous la gorge, qu'elle maintient fermement jusqu'à la suffocation et ne retire qu'à l'heure de la proscription") et celle du mensonge identitaire, selon la déclinaison des frères ennemis historiques qui n'est pas sans évoquer, toutefois sans l'abomination, celle du bourreau/victime traité par Edgar Hilsenrath dans "Le nazi et le barbier".
Et sans islamophobie ni philosémitisme, elle renvoie dos-à-dos dans leur concurrence victimaire "les Arabes [qui] réagissent encore comme si on cherchait à les dominer, à les coloniser, et les Juifs comme s'ils risquaient toujours d'être exterminés".
Autre référence induite par la configuration amoureuse, mais cinématograhique, celle du film "Jules et Jim" de François Truffaut mais qui tient davantage aux caractères des personnages.
D'une part, deux figures d'hommes construites à la manière du double, double à la fois antagoniste et complémentaire, le Don Juan et l’ascète, Samir l'Arabe à la libido exacerbée et Samuel le Juif névrosé, l'arriviste ambitieux et l'écrivain révélé mais raté dont la gloire personnelle est d'être un looser.
D'autre part, une femme, "la femme" représentation de l'éternel féminin, une femme charnelle, érotisée à l'extrême et échappant au clivage "maman/putain", celle qui "possède une attraction sexuelle naturelle, sans l'effort qu'exige la séduction, sans la ruse, qui est la seule à lui inspirer cette passion brute, brutale".
Fustigeant l'ambition générée, entre autres, par la soif de pouvoir et/ou de reconnaissance qui résulte selon l'auteure de "tous ces effets dévastateurs des rêves avortés de l'autorité parentale / du déterminisme / des utopies hallucinatoires", Karine Tuil, qui plonge successivement ses protagonistes dans une tragédie antique, un soap-opera et un drame filmique à l'américaine, leur impose une terrible épreuve expiatoire pour les conduire sur la voie du libre arbitre, pour, peut-être, enfin naître à soi-même.
D'une écriture nerveuse, voire rageuse et toujours radicale, qui ressortit parfois à la narration documentaire, et avec une lucidité presque clinique teintée d'ironie et une radicalité sans concession, Karine Tuil livre un roman caustique sur la foire aux vanités contemporaines et de belles pages sur l'amour ("l'attachement, cette maladie mentale"), l'obscénité du désir, la littérature ("Personne ne peut réussir en littérature. Ecrire, c'est se confronter quotidiennement à l'échec") et la vie "comme une fiction à écrire au jour le jour".
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