Connaissez-vous James Salter ?
Les Editions de l'Olivier rééditent depuis la rentrée les écrits, romans et récits autobiographiques de ce styliste foudroyant, à l'écriture d'une sensualité extraordinaire.
Un Bonheur Parfait (Light Years, 1975) nous plonge dans la vie d'un couple, d'une famille, d'une tribu d'amis, un segment d'une vingtaine d'années que l'on suppose commencer à la fin des années 50 mais qui nous paraît incroyablement actuel, si l'on excepte l'absence de Twitter et des téléphones portables.
Viri est architecte. Il rêve de grandes réalisations, de laisser une trace et commence à se voir en Gaudi, mais le Gaudi fauché des derniers jours, un Gaudi qui n'aurait rien accompli. Nedra vit dans leur grande maison, au bord d'une rivière, à une petite heure de New-York. Ils ont deux filles, Franca et Danny. C'est l'été. La maison est traversée par des amis, on y dîne au soleil, on y boit du Cognac au coin du feu. "De loin, la maison ressemble à un navire sombre, immobile, toutes les fenêtres sont inondées de lumière."
L'écriture de Salter nous saute au visage, s'agrippe en nous, nous peuple. Comme chez James Lee Burke, dont il est peut-être le Maître, les phrases, les sensations sont traversées, sublimées par une langue précise et sensuelle, d'une justesse bouleversante, des saveurs qui éclatent, des coups de poings au ventre. Mais contrairement aux polars trépidants de Burke, Salter s'affranchit des contraintes de récit narratif. On fait un bond dans le temps, une page blanche et 10 mois, 10 ans ont passé, un lit défait, une table que l'on n'a pas débarrassée après le déjeuner, noyaux de pêches dans les assiettes, rondelles de citrons séchées sur les soucoupes des tasses de thé, les prénoms tardent à revenir, les personnages ne sont plus que "il", "elle", leurs visages ne réapparaissent que plus tard, grandis, vieillis, un cancer et un divorce plus tard...
Les temps et les lieux glissent au sein d'une même phrase. Imparfait et présent se confondent. On bascule d'un après-midi hors-mariage dans un appartement new-yorkais à l'intimité du foyer, le soir venu, enfants sur les genoux. La vie semble se dérouler dans un présent permanent, dans une écriture qui fonctionne beaucoup par plans, par séquences. Salter a un art du montage très cinématographique - il a d'ailleurs fait un passage à Hollywood où on l'imagine aussi à l'aise, observateur acéré, que le double de Fante de Mon Chien Stupide. Il y a écrit des scénarios, participé à l'adaptation de ses récits de guerre (il a été pilote de chasse pendant la guerre de Corée), et même tourné un film dont la bobine, aujourd'hui, semble perdue, oubliée.
On se prend à imaginer Un Bonheur Parfait comme un film réussi de Terrence Malick, naturaliste, patient, mystique à hauteur d'homme, en empathie, jamais misanthrope, jamais plus malin que ses personnages.
A deux reprises un narrateur, peut-être Salter lui-même, apparaît de façon déroutante, comme si son empathie pour ses personnages était plus forte que lui : "Ils divorcèrent à l'automne. Je regrette que cela se soit passé ainsi."
On se promet de noter quelque part où on les retrouvera toutes les phrases qui nous ont bouleversé, pages cornées, crayonnées... Sauf que cette fois, on le fait vraiment :
"Le coeur bat dans les ténèbres, inconscient comme ces animaux au fond des mines qui n'ont jamais vu la lumière du jour. Il n'a pas d'obligation de fidélité, pas d'espoirs, rien qu'une tâche."
"Son visage avait cette expression de résignation maussade qu'ont les filles qui étudient des matières dont elles ne voient pas l'intérêt, les filles trahies par les circonstances, obligées de travailler le dimanche, les filles dans les bordels, à l'étranger. Un visage qu'on pouvait adorer."
A écouter : le podcast de l'émission Répliques (Alain Finkielkraut, France Culture) qui lui a été consacrée le 21 septembre avec, comme invités, deux de ses admirateurs, Eric Neuhoff et Frédéric Beigbeder. |