Avec notamment, et depuis, "La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules" paru en 1997, Philippe Delerm s'est investi dans le registre des vignettes littéraires basées sur la micro-mythologie du quotidien et la métaphysique du petit moment de bonheur.
Empreints d'un vague à l'âme entre nostalgie et mélancolie,
ces fragments qui puisent dans l'intime font office de vide-greniers mnésiques dans lequel chaque lecteur peut compléter son bric-à-brac personnel.
En 2014, il livre un roman, un roman "à la française", qui traite de l'intime avec un portrait de femme désenchantée et dont le titre, par l'utilisation de l'imparfait et de l'image du funambule, est annonciateur d'un dénouement fatal. "Elle marchait sur un fil" mais elle n'était pas circassienne.
Passée la cinquantaine, Marie se retrouve subitement seule. Après trente années de mariage, sa tendre moitié, avec laquelle elle partageait tant de choses, tenaillée par l'andropause et la croyance en une jeunesse contagieuse, est partie vivre avec une jeune femme.
Dans le confort d'une vie de "bobos" détachée des contingences matérielles, il est architecte, elle est attachée de presse dans l'édition, elle n'a rien vu venir et alors qu'il a filé léger et court vêtu "n'emportant quasiment rien", vers l'avenir, elle est engluée dans un présent pesant pour liquider le passé, et pas uniquement sentimental et affectif. Car il lui a laissé les contraintes matérielles liées à leur appartement et à leur maison de vacances en Bretagne.
Cette rupture, qui la laisse dans un état de sidération, agit comme un catalyseur en révélant des fêlures bien antérieures qui tiennent à l'irréalisation de soi avec son lot de frustrations et de désillusions.
Elle voulait être artiste, peut-être comédienne, sûrement écrivain. Or, si elle a su insuffler à son fils le goût du théâtre pour une réalisation par subtitution, celui-ci a renoncé aux vaches maigres inhérentes à ce métier pour se découvrir une vocation de décorateur d'autant plus rémunératrice qu'il décore les appartements construits par papa.
Et pour l'écriture, elle s'est contentée de promouvoir celle des autres, un travail qui a fini par l'ennuyer, écoeurée par les moeurs et pratiques du microcosme de l'édition.
Alors elle tente d'être attachée de presse en free lance mais le coeur n'y est plus.
Un coeur et un corps qui, au demeurant, sont en jachère d'autant qu'elle n'a jamais été particulièrement intéressée par les choses du sexe. Dès lors, même si elle porte encore beau, "re-faire" une vie conjugale ou jouer la cougar pour brûler ses dernières cartouches ne figure pas au rang des possibles.
Et puis, heureux (?) hasard, les jeunes étudiants en villégiature près de sa demeure bretonne veulent devenir comédiens. Et aussitôt, elle enfourche ce cheval de bataille pour les encourager et jouer au professeur tout comme elle les incite à monter un spectacle dont elle écrit le texte et dont elle assurera la mise en scène et la production alors même que, néophyte, elle n'en connaît ni le métier ni le milieu. Enfin, peut-être, se réaliser, même par procuration.
Philippe Delerm décrit bien les choses de la vie et Marie aurait pu être un personnage de Claude Sautet période "Vincent, François, Paul et les autres". Quelques décennies après, que reste-t-il de sa jeunesse, de ses rêves et de ses amours... Au mi-temps d'une vie, difficile de faire le deuil de ce qui pouvait paraître l'encore possible. |