Ce sera à coup sûr l'événement de la rentrée : le retour d'Allain Leprest, trois ans après sa mort, avec une flopée de parutions diverses et variées. Avant le Jean Guidoni prévu chez Tacet en octobre, avant le projet JeHaN / Lionel Suarez (pas encore de date), la chanteuse Claire Elzière ouvrira le bal fin août, avec un disque chez Saravah. Quatorze chansons dont dix inédites, plus quatre reprises – choisies sur les albums produits dans les années 90 par Pierre Barouh (Voce a Mano & Quatre). Pour avoir entendu en avant-première ces nouveaux CD, on peut d’ores et déjà dire qu’ils cohabiteront sans heurts dans nos discothèques : chacun développe son propre univers musical, avec des optiques très différentes. Ils se complètent et – chose rare dans l’exhumation d’œuvres posthumes – surpassent même, par moments, les albums publiés par l’auteur de son vivant…
Claire Elzière chante Allain Leprest, donc… Ce n'est pas une surprise : depuis quelques années, la chanteuse a l’habitude de parsemer ses spectacles d’inédits mis en musique par son ami Dominique Cravic. Celui-ci, complice d'Henri Salvador (la guitare de Jardin d'Hiver, c'était lui), organisateur de rencontres fécondes entre chanson et jazz manouche (Les Primitifs du Futur, c'était lui aussi), n’avait signé jusque-là qu’un seul morceau dans la discographie de Leprest : "Quand J'étais Mort", sur l'album de 2009. Mais il l'a fréquenté assez longtemps, du temps où celui-ci habitait Ménilmontant, pour avoir sous le coude un certain nombre de textes, qu'il a donc mis en musique avant de les confier à sa chanteuse. Les leprestophiles compulsifs – qui, dans l’ombre, recensent tout ce qui touche de près ou de loin à leur idole – avaient déjà noté, depuis 2011, la création du "Sourd Qui Fait l’Aveugle" (re-titré "Entendez-Voir" sur disque), "La Libellule Noire" et "D'autres Choses Encore". Trois morceaux déjà rôdés sur scène, auxquels viennent donc s’ajouter sept autres inédits de haute tenue.
Il y a longtemps que l’on attendait le retour d'une interprète pour porter les mots d’Allain. Dernièrement, Francesca Solleville me faisait remarquer qu’en dépit de ses qualités, le spectacle hommage Où Vont les Chevaux Quand Ils Dorment (Romain Didier, Jean Guidoni, Yves Jamait) manquait cruellement de présence féminine. Alors que Leprest avait écrit de très belles choses pour elle-même ou Enzo Enzo, il semble que cette partie de son œuvre ait été oblitérée, pour se focaliser sur des choses un peu plus viriles… La perspective de voir une jeune femme reprendre le flambeau ne peut donc que nous réjouir, ajoutant à l’œuvre une rondeur et une sensualité qui lui faisaient défaut depuis quelques temps.
Claire Elzière est une belle brune à voix limpide, très à l'aise dans le répertoire réaliste, mais qui affiche aussi un goût prononcé pour les chansons absurdes interprétées à toute berzingue. On en a eu une illustration lundi dernier, dans ce petit Théâtre de l'Opprimé où elle donnait un avant-goût de son nouveau répertoire. A tout seigneur tout honneur : c'est Pierre Louki, son maître ès-chanson (deux albums de reprises et d'inédits déjà parus) qui ouvre la soirée, à travers une sélection de titres tous plus délirants les uns que les autres ("Charlotte ou Sarah", "La main du masseur", "ConVersations"), mis en musique par des pointures nommées Georges Brassens, Serge Gainsbourg, ou Louki lui-même. Néanmoins, le burlesque langagier de Louki n'exclut pas l'émotion : ainsi "Grand-Père", où un parent propriétaire d'une pendule inversée, rajeunit au lieu de vieillir, jusqu'à redevenir bébé et… disparaître sans être né ! Jolie façon d’évoquer la mort d’un être cher, l’humour servant ici à masquer les larmes.
Ce thème de l'horlogerie poétique est une transition rêvée pour entamer la partie Leprest du concert : Claire Elzière reprend "L'Horloger", paru en 1994 et hommage à Pierre Louki, justement, sur une musique d’Etienne Goupil. Un peu plus tard, elle reprendra le bouleversant "Sarment", offert jadis à Francesca Solleville sur une musique de Gérard Pierron – qui ne figure pas sur son album.
Arrivent les nouvelles chansons de Leprest : "Marabout Tabou" est une merveille, pièce maîtresse du disque – en tout cas sa mélodie la plus imparable. Allain Leprest, s'il a toujours été servi par des orfèvres en composition nommés Romain Didier, Richard Galliano ou Etienne Goupil, n'a pas souvent bénéficié de mélodies aussi "tubesques". Sa chanson, exigeante par nature – ce qui ne veut pas dire inaccessible – ne s'y prêtait pas, tenant la variété à distance. Dominique Cravic, qui a un "background" musical différent de celui des compositeurs habituels, ouvre l’œuvre à d’autres horizons : le disque de Claire Elzière – sur lequel figurent la plupart des Primitifs du Futur – est plus varié que tout ce qu’a pu enregistrer Leprest, qui restait peu ou prou dans une forme héritée de la grande chanson-cabaret des années 50-60. C’est un plaisir d’entendre cette poésie repeinte avec d'autres couleurs. Sur "Marabout Tabou", Cravic a tissé une ornementation métissée, darbouka et mandole soutenant une mélodie aux douces saveurs d'Orient. En concert lundi, avec seulement deux musiciens (Grégory Veux au piano, lui-même à la guitare, parfois soutenus par Mathilde Febrer en renfort au violon), il était évidemment difficile de reproduire la luxuriance des arrangements. Mais en dépit de ces carences, la chanson restait émouvante. Le texte est une ode à l'écriture, vue comme acte fraternel – de jolis mots mis bout à bout, susceptibles de rapprocher les gens. Et au milieu, ces vers autobiographiques ancrés dans le réel : "Je fus avant mon âge, je fus lointainement / Sur mon échafaudage, un peintre en bâtiment / On y apprend l’essentiel et de curieux mélanges / De bitume, de ciel, de nuage ou de fange".
Autre inédit joué ce soir-là : "Entendez-Voir", pour lequel Dominique Cravic saisit son ukulélé. Cette fois, la configuration instrumentale réduite est plus appropriée. On suit les pérégrinations d’un sourd obligé, pour faire la manche, de jouer l'aveugle – parce qu'un handicap voyant (si l’on peut dire) émeut plus qu’une tare invisible. La fable est drôle, et Mathilde Febrer torture son crincrin pour y ajouter du grinçant. C'est réussi et le public apprécie. Pour les aficionados de Leprest, cette chanson illustre aussi le work-in-progress qui le faisait revenir à des textes après de longues périodes de maturation : "Entendez-Voir" s'est ainsi longtemps appelé "Le Sourd qui fait l'aveugle", passant par plusieurs musiques et divers états. Leprest en a donné une version brinquebalante avec La Bande à Paulo, en 2001 à Wazemmes – enregistrée sur une maquette détenue par quelques happy few. Entre ces deux versions, beaucoup de changements. Ainsi, le narrateur n’est plus le sourd qui fait l’aveugle, mais une tierce personne, modifiant (si l’on peut dire) l’optique du texte. La chanson y gagne, devenant moins cynique – dans la précédente mouture, myope rimait avec philanthrope, qui rimait lui-même avec salope, ce qui n’était pas du meilleur goût.
Plus lumineux, "D'autres Choses Encore" inventorie ces petits riens qui font les grands moments. Alors que dans "Marabout Tabou", le réel (peintre en bâtiment) s’immisçait dans la poésie, c’est l’inverse qui se produit ici – Senghor et Césaire font irruption à une terrasse, rompant la douce monotonie du quotidien. On retrouve dans le texte ce don pour faire sonner extraordinairement les mots de tous les jours, qui caractérise le meilleur Leprest. Cela peut paraître béat, mais cette litanie de belles choses, soulignée par une belle mélodie nostalgique, met du baume au coeur. Sur un thème voisin, on peut rapprocher la chanson du "Pourtant La Vie" de Ferrat / Aragon 95, description enjouée de ces choses qui font le sel d’une existence.
Dernière nouveauté ce soir-là, "Vie d'ange, vie d'ordure" n’est pas la meilleure du lot. La faute à un titre trop ouvertement déconneur, et à une dialectique simpliste. Leprest a beau déployer de brillantes associations d'idées pour suggérer la dualité existentielle, où l’individu en général (et l’artiste en particulier) passe en un rien de temps du bon gars au salaud... ce n'est pas d'une originalité folle. La mise en musique est intéressante, mais le rendu sur disque un peu "light". En concert, par contre, elle prend une autre ampleur : le piano est plus présent, les riffs du refrain ressortent mieux. L’interprétation toute en solennité de Claire Elzière y est peut-être aussi pour quelque chose – alors que sur disque, les maniérismes vocaux de Sansévérino (invité le temps d’un duo) sont une invitation à la rigolade, qui atténue le propos.
Après cette partie consacrée à Leprest, Claire Elzière revient à un tour de chant plus varié, proposant un songbook au goût très sûr, pioché aussi bien chez les sommités (Barbara, Ferré) que chez les confidentiels-gagnant-à-être-connus (Sarclo, Bel Hubert), sans oublier les "collègues de bureau" (Bïa, de l’écurie Saravah, via une adaptation de Chico Buarque). Et puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, elle reprend aussi le "Manteau Gris", qu’elle avait gravé sur l’album Tribal Musette des Primitifs du Futur, ainsi qu’un texte dont elle est l’auteur, "Tout ça n’a plus d’importance".
En conclusion : on ne dira jamais assez la nécessité d’aller se frotter au "live", pour apprécier la chanson d’expression. Contrairement à l’a priori habituel sur la tradition "rive gauche", il est possible d’associer des textes forts à des musiques grandioses. Claire Elzière, très précise sur les mots tout en gardant une voix parfaitement mélodieuse (ce n'est pas évident : certaines chanteuses ont parfois tendance à sacrifier la prosodie pour faire des vocalises, tandis que d’autres collent tellement au texte qu’elles en oublient la musicalité), parvient à cet équilibre haut la main – malgré une sono chaotique en début de concert.
Elle sera à l’Européen le 27 septembre, pour le lancement (en fanfare) de son album Claire Elzière chante Allain Leprest, qui sortira le 25 août chez Saravah – on en reparlera. |