En apprivoisant la musique de Bonnie Prince Billy, alias Will Oldham (et Palace sur ses premiers disques), on est stupéfait par la manière qu'a cet homme de dompter le non-bruit, le silence. Il sait apprivoiser l'accalmie et la douceur. Avec le son de sa voix, avec ses instrumentations. Mais le réduire à cela serait mal connaître le bougre, qui déclenche aussi des orages électriques, comme lorsque je l'ai vu en concert à la fin des années 90 avec, fabuleuse guest-star, son ami David Pajo de Slint aux claviers (une sorte de Yamaha PSS faisant 40 cm de long. Pajo a joué une main dans la poche pendant tout le set !). Oldham est l'un des seuls contemporains à :
1 - Maîtriser le processus météorologique entier : on sent le vent annonçant l'orage, il tape fortement du pied, sa guitare s'emballe, les orchestrations apparaissent (quand il y en a, car il sait tenir la barre d'un disque ou d'un concert tout seul), puis c'est l'orage, des sons stridents, des santiags qui percent le sol, une voix qui s'étrangle. Et enfin, c'est l'après-déluge, le calme, un chant qui susure. On retrouve presque toujours ces éléments dans un disque de Bonnie Prince Billly. Ceci dit, Singer's grave a sea of tongues n'est pas l'un de ses albums les plus extrêmes ni des plus éclectiques. On y retrouve presque une forme de classicisme. Plaisant mais pas étonnant pour un sou. Mais est-ce une raison pour le critiquer ? Car certains y verront là une bonne livraison, honnête, Oldham faisant partie de ces artistes qui, artistiquement, ne partiront pas dans tous les sens, qui ne se suicideront pas commercialement (excepté en matière de promotion de ses disques, ce qui est parfois déroutant). Il suit son chemin en gravant bien profond sa marque de fabrique. L'avantage quand on l'écoute est qu'on le reconnaît à la première mesure. Ce qui m'amène à ma deuxième remarque. Il est l'un des seuls contemporains à :
2 - Posséder une vraie touche folk et roots purement américaine et ancrée dans la tradition. Il n'est pas dépourvu de modernité, oh non, mais peu de musiciens arrivent à préserver une véritable aura historique autour d'eux. Bonnie Billy a LE son traditionnel, LES mélodies les plus appalachiennes, LA voix qui va de pair. Et il ne vit pas pour autant reclus et pestant contre tous les bénéfices que peuvent apporter les nouvelles technologies. Il n'est ni passéiste ni arriéré et pourtant sa musique ne vient de nulle part si ce n'est de l'americana pur et dur. Comme dans la plupart de ses albums, on trouve dans Singer's grave a sea of tongues des envolées pop rock ("So far and here we are"), des morceaux à l'atmosphère si paisible qu'on croirait ne pas les entendre, sauf qu'elles nous soufflent à l'oreille les mots et les notes ("It's time to be clear" ou "New black rich (tusks)", presque dérangeant de tranquillité). Les jolis violons, appelons les "fiddles", sont présents, les choeurs gospel un peu moins pertinents (sauf sur "We are unhappy", jolis choeurs malgré un morceau moyen), et la présence de Chris Scruggs à la mandoline et au ukulélé fait son petit effet. Précisons que ce n'est autre que le petit-fils de Earl Scruggs, musicien de country old-time qui a été l'un des pionniers du Bluegrass aux côtés de Bill Monroe puis en duo avec Lester Flatt. Quand je vous dit que Oldham a bon goût ! Il y a dans certaines chansons de vrais côtés Country, bien traités et réussis : le premier morceau "Night noises" est vraiment accrocheur (ah, ce jeu des guitares entrelacées !).
Cet opus mélange de façon savante country et gospel, même si les choeurs ne fonctionnent pas toujours. En réalité, le côté country, souvent insistant grâce à la steel guitar, est plus réussi que le côté gospel. Là où l'on retrouve la meilleure facette de Oldham, c'est dans ces berceuses, qui font presque penser (en supprimant le chant) à des artistes lancinants, psychés et mélodiques comme ce qu'est devenu le groupe Earth. Je sais, la comparaison va un peu loin, mais certaines chansons vont justement très loin dans l'introspection et la mise en place d'une ambiance posée, comme si l'on flottait en les écoutant. Je pense que si les Louvin Brothers ou la Carter Family pouvaient écouter ce disque, ils seraient sonnés, désorientés mais au bout de quelques minutes ils adopteraient cette musique volontiers, comme l'on adopte dans sa famille un cousin que l'on vient de rencontrer.
Il y a une chose qu'on ne doit pas oublier pour être vraiment objectif : le disque n'a en fait que deux nouveaux titres, les neuf autres étant des nouvelles versions de morceaux présents sur Wolfroy goes to town (de 2011). Certes, ce n'est pas la première fois qu'il nous fait le coup (Cf. Bonnie Prince Billy sings greatest Palace music), mais on ne peut s'empêcher de regretter un nouvel opus plein de nouveau matériel. Est-ce que le concept a fonctionné ? En fait, je connais trop peu les originales pour en être conscient. Ce que je sais, c'est que le rendu des chansons façon 2014 est plutôt positif. Je serai tenté de balancer des trucs comme : "il n'est pas chiant" ou "c'est cool". Au final, il est vrai que les disques de Bonnie Prince Billy se suivent et se ressemblent, parfois un peu trop. Mais il fait ça tellement bien. On ne va pas demander à un charpentier qui bosse comme un chef de s'attaquer à la maçonnerie ! Certains y arriveront sûrement, mais les artistes se doivent de faire ce qu'ils savent faire de mieux. Bonnie, pour l'instant, et encore une fois, ne tend pas vers l'échec. Ce n'est pas une déception, mais juste une légère frustration. L'homme de Louisville, Kentucky, passera bientôt en France et je me plais à croire que ce pourrait être un bon concert. Une bonne occasion de le voir, lui qui fuit les promos en tous genres.
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