Rencontre avec Dan Lévy, moitié de The Dø, lors de leur passage au Fil de Saint-Etienne le 6 décembre 2014
On commence par lui expliquer à quel point son groupe est important pour nous, on lui raconte comment on les a découverts. Le vrai moment où je suis tombé amoureux de leur musique est lors de leur passage précédent au Fil, sur la tournée de BWOJ (Both Ways Open Jaws), leur deuxième album. J’avais pourtant entendu le plus grand bien de leur premier, on m’avait notamment dit que l’une de leurs influences était manifestement M.I.A., dont je suis très fan. Mais, outre leur tube "On my shoulders" qui m’avait rendu dingue, je n’avais pas poussé la curiosité jusqu’alors.
Première question : ont-il effectivement écouté M.I.A. ?
Dan Lévy : M.I.A. est une influence, quoique ce soit surtout visible sur Slippery Slope, pas tellement sur d’autres chansons. Je ne pourrais jamais te citer un morceau, à part le truc où on entend le flingue, c’est tout. Je pense que c’est le côté tribal, qu’on avait déjà, et le côté monocorde, qui a fait penser à M.I.A. C’est marrant, on a appris par BMG (notre éditeur) que M.I.A. connaissait le groupe, et qu’elle aimait beaucoup. Je ne sais pas si c’est vrai. En tout cas, oui, c’est une artiste forte.
C’est très difficile, de parler des influences. Je n’écoute pas vraiment ce qui pourrait être une influence directe, musicalement. En général, les groupes qui sont cousins ou voisins ne m’inspirent pas. Je n’y arrive pas.
Sur BWOJ, il y avait effectivement un côté tribal, bestial, plein de sueur. C’est d’autant plus visible sur le live en studio. Vous étiez moins nombreux sur SSS (Shake Shook Shaken) ?
Dan Lévy : Sur les albums, il n’y a que nous deux, toujours. On joue tous les instruments. Les sessions live, c’était ce qu’on faisait sur scène. On était en pleine tournée, et je savais que ces arrangements ne resteraient pas, donc on a loué le studio quelques jours et on y est allé avec les musiciens. Mais en studio, nous ne sommes que deux. Les choeurs, c’est Olivia, tous les instruments à part la guitare, c’est moi. Le groupe, c’est moi et Olivia. On écrit notre musique, on l’arrange, et on la produit.
SSS nous semble plus minimal, plus resserré, plus direct.
Dan Lévy : Oui, plus direct. On a été soûlé par le côté baroque du deuxième album, genre "on en met des tonnes". J’arrive plus à savoir dans quel état d’esprit on était [sur BWOJ]. Un esprit de rébellion par rapport au premier album et au succès. On sortait de deux ans de tournée, on avait envie de faire n’importe quoi, on l’a fait…
Il y a deux morceaux qui ont été des clés pour passer du deuxième au troisième : Dust it off et BWOJ. Le reste, on a du mal à les jouer sur scène. A part "Slippery slope".
[A la suite de ces deux années] Je suis parti en ermite pendant un an, en Normandie. J’avais envie d’un truc plus simple, oui. Mais je viens de le réécouter pour travailler sur les arrangements, et finalement je trouve qu’il n’a rien de simple ! Dans la façon de travailler, on a essayé de resserrer les choses, surtout dans la structure. Je trouve que dans les sons, il reste très proche de ce qu’on faisait avant. Je ne vois pas l’écart évoqué par les journalistes, "le virage", etc.
Ce qui fait dire ça aux gens, c’est l’absence de guitare, déjà.
Dan Lévy : La guitare n’a jamais été très présente dans notre musique. Il y a eu "Bridge is broken", "At last", et "On my shoulders", mais sur le reste, il y avait autant de claviers que de guitares, pour moi. Sur le deuxième, il n’y a pas beaucoup de guitare, en fait.
"Too insistent", aussi, avait une guitare un peu obsédante.
Dan Lévy : Oui ? Je ne sais pas, je ne me rends plus compte.
J’ai l’impression qu’Olivia a plutôt composé au clavier sur le nouvel album, d’où cette impression, peut-être.
Dan Lévy : C’est vrai, oui. "Trustful hands" a été composé à la guitare, mais les autres ont été écrits au clavier.
On est toujours touchés par les paroles d’Olivia, et attentifs à sa manière d’écrire. Sur BWOJ, on avait l’impression d’un dialogue intérieur, de quelque chose de plus narratif. Sur SSS, les phrases sont plus courtes, comme tirées de conversations.
Dan Lévy : Je sais qu’il y avait beaucoup de "je" avant, maintenant c’est plus "nous". Ca n’est pas très personnel, ce sont plutôt des textes rassembleurs. Mais 2012-2013 (je le dis maintenant parce que j’en ai marre de le cacher) ont été deux années très, très dures pour nous, dans nos vies personnelles. Je pense qu’on avait besoin de s’isoler, besoin de "nous", besoin de sacré, besoin de s’inventer une religion. Quand j’entends des morceaux comme "Keep your lips sealed", "Miracles", "Sparks", "Lick my wounds", il y a un truc de choeur, un truc rassembleur. Ce que pourrait avoir Arcade Fire, par exemple.
On voit bien ce côté fédérateur, en effet, mais chez Arcade Fire, il y a un pathos que vous n’avez pas.
Dan Lévy : Oui, ils jouent plus sur la mélancolie. Et Win Butler est toujours plus "dark" dans ses textes ; nous, on a cherché la lumière. Il y a toujours ce truc de se dire : bon, OK, c’est la merde ici, mais on peut aller là. Je pense que c’est ça qui nous a sauvé, et on s’en rend compte de plus en plus tous les jours : c’est fou comme la création peut sauver une vie.
On n’y croyait pas du tout, quand on a commencé cet album. Et là, on voit l’accueil des gens, tous les soirs… C’est fou, c’est dingo.
C’est-à-dire ?
Dan Lévy : C’est super dur à faire, un album. Surtout quand vous avez une vie compliquée. Donc de lire les médias et de voir que l’album marche bien, que c’est complet tous les soirs, c’est très bizarre. Sauf ici, en l’occurrence.
(On lui explique qu’il y a de la concurrence, ce soir-là : un match des Verts, et une tradition locale, La Sainte-Barbe. Procession du centre-ville au Musée de la mine et énorme feu d’artifice, en hommage aux mineurs - et non aux hipsters, comme le nom pourrait le laisser croire. Dan glissera d’ailleurs une allusion rigolote à la Sainte-Barbe au cours du concert. On invoque aussi le souvenir de leur passage précédent au Fil, où l’ambiance était tellement silencieuse dans la première moitié du concert que le groupe avait l’air de trouver l’accueil un peu frais, jusqu’à ce que Dan fasse une blague sur son pantalon du jour, façon Johnny Clegg, et que plusieurs personnes dans le public se mettent à chanter "Scatterlings of Africa", ce qui avait complètement retourné l’ambiance et fait dire à Olivia, "j’ai rien compris à ce concert, en fait.")
Dan Lévy : Je me souviens qu’on avait fait une fête énorme, après. On était avec les Concrete Knives. C’est vrai que c’était drôle… je me souviens de ce pantalon ! Ca n’est pas du tout la même musique sur scène, aujourd’hui. C’est plus compliqué, à jouer. C’est une musique très machinique. En plus je joue de la batterie, alors je me suis vraiment mis dans la merde, je regrette un peu ! Il y a un truc très concentré, autrement dit.
Tu veux dire que le moindre coup à côté s’entend, comme il s’agit de pads électroniques ?
Dan Lévy : Oui, il y en aura, hein ! De toute façon je ne suis pas batteur. Mais c’est une musique qui demande à être rigoureux.
Tu es modeste, mais soyons honnêtes : vous êtes d’excellents musiciens.
Dan Lévy : Vraiment, je peux être modeste parfois, prétentieux à d’autres moments, mais je ne me sens pas "bon musicien", jamais. Je pense que je suis un bon producteur de studio, un bon réalisateur, ça je sais faire. Mais musicien, non. Je suis mauvais musicien, partout. Je joue mal de la basse, je joue mal du sax, je joue mal de la batterie… Je n’ai pas la technique de Bastien [leur musicien scénique], je n’ai pas le don d’Olivia à la voix… mais ce qui nous plaît dans ce qu’on fait, c’est cette espèce de "strabisme musical". J’ai relu une interview dans Le Monde où je disais ça, je l’avais oublié, mais en effet, en art, j’aime bien quand ça louche un peu, quand ça boîte un peu. Je n’aime pas les trucs parfaits. Mais en même temps, je suis à la recherche de la perfection, ce qui me rend un peu malade.
On avait exactement cette conversation à votre propos en préparant cet entretien. Votre côté amateur d’accidents, malgré la petite perfection qu’implique le langage pop, on l’avait senti. Un exemple emblématique est la double prise de respiration d’Olivia sur "Dust it off", une sorte de faux départ que vous avez gardé.
Dan Lévy : Ce n’est pas que je l’ai gardé, c’est que je l’ai mise, moi. Elle n’existait pas, cette respiration. Je l’ai rajoutée, et c’est marrant, plein de gens m’ont écrit après la sortie de l’album pour me dire "eh, vous avez oublié ça". Je me suis dit : "OK, il y a des gens qui comprennent des choses, et il y en a qui ne comprennent rien". Elle inspirait une émotion très forte, cette respiration. Ce qui est bizarre, c’est qu’Olivia n’a jamais relevé ce truc, après coup.
C’est comme dans "Mess like this" du troisième album : il y a une sorte de coup de caisse claire qui nous rend fous, comme un coup de feu. On l’a même gardé sur scène. Au début on le trouvait très bizarre, mais à chaque fois, il me réveille, ce coup. C’est ce qui me plaît aussi : le fait de dévier un peu. C’est ce qui est difficile à jouer, dans cette musique. Elle est tout le temps sur le fil, et nous-mêmes, on la trouve parfois très compliquée à jouer, parce qu’on recherche cet aléatoire sur scène, et c’est difficile, avec plein de machines.
C’est d’autant plus chouette de t’entendre dire ça que, pour moi, les prises de respiration d’Olivia sont parmi les sons les plus beaux que je connaisse, quelque chose de très chargé émotionnellement. Est-ce que, même si l’idée de résilience est toujours plus jolie en théorie que quand on est dans la merde, le fait d’avoir traversé des périodes de "champs de bataille", auxquelles Olivia fait allusion dans Sparks, vous a servi, finalement ?
Dan Lévy : Oui. C’est la vie, c’est le cas pour tout le monde. Il y a des accidents, des maladies, des trucs moches. Tu as beau avoir ce que tu veux dans la vie, tu as toujours un truc qui te remet la tête dans la merde.
Quand tu es parti, c’était justement pour échapper à tout ça, t’enfermer ?
Dan Lévy : M’enfermer, ou être libre. J’avais envie de faire d’autres choses que de la musique. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille dans un endroit qui n’était pas propice à mon confort. C’est paradoxal, parce que j’ai eu le luxe de m’acheter cette maison… Je me suis éloigné.
J’ai fait des travaux partout, j’ai construit mon studio, j’ai fait mes meubles… J’ai découvert le jardinage, je mangeais mes légumes… Je vivais vraiment de très peu de choses. Après, j’ai commencé à faire l’album. Je suis resté trois mois à m’organiser, puis j’ai commencé à composer, en collaboration avec Olivia, de son côté à Paris. On se voyait trois jours par semaine. Elle venait. Et elle se demandait comment je faisais…
Il y a très peu d’instruments réels, sur SSS. Est-ce qu’il y a un lien avec cette situation ?
Dan Lévy : Oui, il y a un lien. Celui du fantasme. J’avais envie de plaire. Mais en même temps, j’avais envie que cette musique soit puissante. J’avais envie que les gens se disent, "putain, il est malade. Le mec part, et il arrive à faire un truc qui est complètement moderne en termes de sonorités". Il n’y a rien, autour de chez moi. C’est le vide, il n’y a que des champs. Moi, j’avais envie de sons synthétiques. Olivia aussi : elle m’amenait des mangas, des dessins animés, des trucs un peu dégueu, violents. On était dans un truc très paradoxal, entre ce que je vivais, avec mes bottes et mon sécateur, et la musique qu’on faisait. C’était marrant.
Ca fait écho aux endroits où on écoute votre musique : principalement en voiture, en traversant des paysages comme ceux que tu viens de décrire, mais aussi parfois en ville, et on se rend compte qu’elle passe bien partout, quelque soit l’environnement.
Dan Lévy : C’est une musique qui a été conçue pour être écoutée en voiture, en fait. On faisait beaucoup de route, et un truc m’énervait dans nos deux précédents albums : je n’arrivais pas à les écouter en voiture. Je trouve que ce ne sont pas des albums faits pour la bagnole. Je me souviens qu’un jour, j’ai eu un choc. On était aux Etats-Unis, je me suis dit, je vais me faire plaisir, je vais me mettre le deuxième album. Je le fais… et là je me dis, "ça ne va pas du tout !" Notre fantasme, c’était un album où tu rentres dans un tunnel, et tu n’en sors plus. C’est marrant, parce que, quand je revenais à Paris, je roulais une heure et quart, et j’écoutais l’album qu’on était en train de faire, y compris les chansons qu’on a jetées, etc., soit une heure et quart de musique… et il y a des chansons où je revois encore très bien le chemin, qui me prenait. Notamment "Mess like this", qui m’emportait. Et "Sparks". C’était un de nos rêves. C’est débile, mais on rêvait de faire un album pour la voiture.
S’ensuivra un concert mémorable, spectacle que l’on sent à la fois très bien huilé (notamment en termes de mise en scène, mention spéciale à l’impressionnante installation lumineuse) et, comme le laissait pressentir la conversation avec Dan Lévy, propice aux improvisations. Le groupe allonge notamment les fins de chansons, si l’ambiance s’y prête. Et dieu sait qu’elle s’y prêtait ce soir-là : le public stéphanois a su cette fois soulever le groupe dès son arrivée sur scène, et n’a jamais lâché.
En voyant la curieuse gestuelle scénique d’Olivia Merilahti (apparemment inspirée des cours de body combat qu’elle prend entre deux tournées), je pense au manga Akira, qu’elle cite comme une influence de Shake Shook Shaken.
Et me dis que chorégraphiquement, on est aux antipodes de M.I.A. : chez Olivia, tout se joue dans la lenteur, la concentration, l’évocation des scènes de lutte au ralenti dans les films de kung fu modernes. Pourtant, je retrouve bel et bien quelques ponts possibles avec le hip-hop de la Sri-lankaise, dans ce dernier album. Mais The Dø n’est ni à une contradiction prêt, ni à une occasion de démentir la moindre théorie à leur propos avec une belle complexité, riche et tellement évidente : celle de la vraie vie. |