On l’a découverte, écoutée – et rapidement appréciée – au Forum Léo Ferré le 20 juin dernier, en première partie de Pierre Lebelâge. Garance se présentait ce soir-là dans le plus simple appareil (guitare-voix), avec en guise de cache-sexe (cache-misère ?) une belle dose de dérision : d’emblée elle s'est mise à vanner sa tête d’affiche, "the old Pierre Lebelâge", ironisant sur le fait qu’elle chauffait la salle pour lui, alors qu’elle avait plus de bouteille… C'était drôle, mauvais esprit, mais sans méchanceté – ça ne nous a pas empêché d’applaudir Lebelâge (on a déjà dit ici le bien que l’on pensait de son album Babel). De toute évidence, Garance a de la personnalité, et la faculté de se mettre un auditoire dans la poche en deux phrases cocasses. Alors on a acheté son disque, histoire de vérifier si l’a priori positif se confirmait à tête reposée.
Ce soir de concert, elle avait pratiqué sur sa guitare folk un jeu rythmique très percutant, laissant imaginer le genre d’orchestrations qui, idéalement, étaient susceptibles d’habiller ses musiques ainsi mises à nu. Ce n’était pas un hasard : son dernier (mini) album (7 titres) s’intitule Les Idées rock, et se présente justement comme une évolution de la petite-chanteuse-à-guitare (qu’elle était visiblement à ses débuts) vers quelque chose de plus électrique et orchestré.
Il faut bien s’entendre : Garance n’a pas viré sa cuti, et pas encore troqué le registre "chanson à texte" pour une démarche 100% binaire, où le son serait devenu prégnant, au détriment du sens. C’est encore de la chanson relativement classique, mais orchestrée avec plus de nerf et un travail de studio (réverb’, gros son) plus audible que chez la plupart des chanteurs "d’expression".
"La Voisine de palier" donne le LA : couplets à dominante guitare sèche, vite envahis par une formation flambant neuve, six-cordes électrique / basse / batterie multipliant riffs, chorus et ruptures pour laisser le sens en suspens… et entretenir le suspense : apparemment, la narratrice ne sait pas sur quel pied danser concernant sa jolie voisine, future amie ou potentielle amante ? Copiner ou plus si affinités ? Ecouter ensemble Bourvil ou aller danser au Queen ? Sa drague échoue, mais qu’importe : elle ira en boîte toute seule, et saura alors enfin sur quel pied danser.
Même hésitation dans "Peut-être", le morceau qui assume le mieux cette mue électrique : sur fond de gros riffs qui tâchent, la fille qui s’exprime affiche une dualité force / faiblesse, garce / amoureuse, qui provoque et / ou réclame de l’affection, aguiche ou attendrit, d’un couplet l’autre. Est-ce une timide avec "des complexes plein les jambes" ou une sexy assumée qui a "le cul de Johansson et la bouche de Marylin" ? Un peu tout ça à la fois. Comme elle est en même temps chanson à texte et morceau rock. Fond et forme se fondent idéalement : la panoplie dure-à-cuir(e) sert le propos de la grande gueule qui drague au bazooka ; mais quand le rythme se calme et que les guitares baissent d’un ton, exit la séductrice arrogante : on réentend la petite fille déboussolée. Ca a le mérite d’être à la fois efficace (on a envie de danser) et émouvant.
"Gare du Nord" casse un peu l’allégresse de ce début de disque : sur fond d’arpèges électriques, elle fait entendre la complainte d’une femme qui s’était faite belle pour attendre un amant arrivant d’un train… mais finalement restée seule sur le quai. La réverb’ gigantesque entourant la voix suggère bien le grand moment de solitude éprouvé dans ce lieu immense. Avant que le groupe revienne la soutenir, section rythmique recollant finalement au wagon, pour enfoncer les derniers clous sur le cercueil de cet amour mort-né, à coups de caisse claire bien énervée.
Le morceau qui suit, "Les Idées rock" est plus elliptique : pas d’histoire ou d’anecdote ; une suite d’impressions décousues en apparence, mais où il est potentiellement question d’amours finissantes, de beaux moments et belles promesses qui ne "pèsent pas lourd" (leitmotiv du texte) face au retour à la réalité ou à l’envie de mettre les bouts (c’est peut-être ça, les idées rock ?).
"Rien ne bouge", qui lui succède, poursuit sur cette impression spleenétique, visions noires d’un quotidien où "tout capote". La voix, à plusieurs reprises, est utilisée comme instrument de musique, lancée dans d’aériens chorus pendant que la guitare (triste) garde les pieds sur terre. C’est une chanson d’ambiance plus que de sens, de rupture imminente avec l’idée de bonheur, représenté par des petites choses trivialement belles – étendre le linge, acheter des pommes et changer l’eau des fleurs… L’esprit fait soudain la connexion avec le "Arrose les fleurs", d’Allain Leprest, autre chanson du délitement amoureux, de rupture douce-amère qui n’ose dire son nom. Celle-ci est un peu plus dure et larmoyante, mais nous touche de la même façon.
"Mes cheveux blancs" revient à une légèreté de façade, mais ce n’est qu’un leurre : déclinant toutes les petites avanies (vieillissement, précarité, prosaïsme, trahisons) qui, pour paraphraser JeHaN, vous "dévorent l’enthousiasme", l’anaphore "je ne compte plus" prend un double sens – à la fois accumulation et ras-le-bol – culminant sur "Mais j’encaisse (…) j’vous envoie la facture en recommandé". L’orchestration de départ, plutôt légère, s’assombrit à mesure que la litanie s’aggrave, sous un ciel zébré de guitares énervées. Néanmoins, la narratrice reste combattive, finissant par une mise en garde : "Je ne compte plus sur personne, je roule des hanches et des pétards, j’f’rai tout exploser dimanche, tant pis s’il est déjà trop tard".
Après toute cette tension, il fallait bien un voyage à "Venise" pour achever sur une note sereine. Raté : malgré l’accalmie de façade et le retour à une formule guitare-voix a priori peinarde (trois temps de valse lente), le couple dont il est ici question n’est pas à la fête. Le voyage à Venise n’a apparemment pas suffi à le souder définitivement, et notre personnage se retrouve "bien seule à l’hôtel", à "nous chercher sous les roses". La chanson finit néanmoins sur un hypothétique futur heureux ("un jour tu reprendras ma main") avec voyage en perspective – et c’est très touchant, d’entendre la voix s’ensoleiller d’un coup à cette idée, terminant quand même sur une note d’espoir. Même si cela ressemble plus à un joli rêve qu’à une réalité tangible.
Au final, le disque est beau, et rudement efficace. Electrique sans excès de démonstration (les guitares sont tenues en laisse). Bien écrit sans excès de préciosité (la plume, qui a notamment fréquenté les Stylomaniaques de Claude Lemesle, sait faire sobre tout en restant évocatrice). Il vaut mieux un mini-album sans déchet qu’un disque complet avec rogatons. Le petit CD de Garance est plein comme un œuf, et son talent n’aura aucun mal à éclore sur une plus longue distance. Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer ça ? Un nouveau morceau, encore inédit, qui fait actuellement le tour des salles de concert et des réseaux sociaux : il s’intitule "Jour de poisse" et c’est un petit chef-d’œuvre… La preuve que l’on peut écrire une bonne chanson, à la fois profonde et efficace (presque rock, eh oui), sur un thème de société sordide (le harcèlement de rue). Si son prochain disque est de cette trempe-là, on ne se fait pas de soucis pour elle…
|