Monologue dramatique d'après le roman éponyme de Jeroen Brouwers interprété par Dirk Roofthooft dans une mise en scène de Guy Cassiers.
Qu'écrire sur une partition qui laisse l'âme bouleversée, une proposition scénique dont la sagacité stupéfie et une sidérante performance d'acteur ?
Ainsi en est-il pour le monologue "Rouge décanté", transposition monologale du roman autofictionnel de Jeroen Brouwers, prix Femina étranger 1995, réalisée par le metteur en scène Guy Cassiers, le comédien Dirk Roofthooft et le dramaturge Corien Baart, à l'affiche depuis sa création au début des années 2000 et présenté pour la première fois à Paris.
Né 1940, le narrateur a trois ans quand il est emprisonné avec sa mère, sa grand-mère et sa soeur dans un camp d'internement destiné aux civils résidant en Indonésie, dans les anciennes Indes orientales néerlandaises alors envahies par le Japon, camp dans lequel les conditions de détention étaient similaires à celles des camps de concentration.
Quatre décennies plus tard, le décès de la mère, une mère qu'il n'a plus revu depuis sa majorité et aux obsèques de laquelle il n'assistera pas, constitue l'événement dramatique, même s'il dénie cette qualification, qui constituera peut-être l'amorce d'une résilience, permettant la décantation, l'expulsion de la lie qui obsède l'esprit pour "s'ouvrir" à la vie.
Ainsi sa peau, cuir tannée par le soleil, et la plante des pieds devenue semelle, hérités de son enfance ne protègent pas des tumultes intérieurs, et la pulpe de la chair est toujours à vif, saignante, déliquescente. Car en l'espèce, le traumatisme concentrationnaire est intervenu lors de la petite enfance au moment où se forgent les fondamentaux psychiques structurants.
Outre l'impossible résolution du complexe d'Oedipe en l'absence de figure du père, lui-même interné dans un camp pour hommes, et la présence d'une figure masculine pervertie, essentiellement violente et maltraitante du bourreau s'acharnant sur les femmes, les horreurs vues et les exactions subies ont gravement endommagé la fonction réalitaire et les processus cognitifs qui s'élaborent lors de la psychogenèse.
L'univers mental de l'enfant devenu adulte, un adulte pétrifié dans son moi d'enfant, est réduit à une chambre hermétiquement close, une chambre d'écho dans laquelle le syndrome du camp se manifestant par une hypermnésie morbide ne cesse de rebondir et de s'amplifier.
La partition démontre parfaitement ce mécanisme et les graves séquelles qui ont pétrifié l'homme dans le vécu de l'enfant qui a évité la mort psychique grâce à l'injonction maternelle de ne jamais extérioriser ses affects et de substituer aux scènes vues des images moins pénibles qu'il a pu puisé dans son seul viatique, un livre qu'elle lui avait donné, "Le petit Daniel part en voyage", s'identifiant au héros de papier.
Pour mettre en scène le monologue qu'il qualifie d'ode à la survie et d'ode à la mère, Guy Cassiers a voulu un dispositif scénique évoquant l'enfermement mental que Peter Missotten, avec la collaboration de Diederik De Cock pour le décor sonore, a conçu comme une chambre obscure voilée de lumière rouge, avec en fond de scène, un mur à claire-voie dans laquelle un subtil jeu de lumières et d'images vidéo en direct connectées au jeu du comédien concourent à dresser un portrait mental du protagoniste.
Sur scène, Dirk Roofthooft porte magnifiquement, et en français, avec l'économie de moyens et la puissance du grand art, ce texte dont il connaît chaque mot, chaque méandre et chaque souffle. |