L’ouvrage Allain Leprest – Gens que j’aime, paru en novembre 2014, réunissait douze entretiens avec des artistes (compositeurs, interprètes, musiciens, producteur) ayant fait un bout de chemin aux côtés du chanteur de Mont-Saint-Aignan. Le choix des intervenants, subjectif, couvrait à peu près toute la "carrière" d’Allain, variant les angles en fonction du type de collaboration. Le but était de faire un "Leprest vu par", en privilégiant l’artistique – mais, dans son cas, la vie et l’œuvre étaient si intimement mêlées qu’un propos sur la création débouchait souvent sur un détail intime, et vice-versa. Allain Leprest ne s’est pas fait tout seul, et pour comprendre ce que ces compagnons de route avaient pu lui apporter, il fallait leur laisser un espace de parole conséquent. Les écouter raconter leur vie, leur œuvre, pour mesurer ce que l’irruption d’un tel géant avait pu y laisser comme traces. D’où le choix, tout en focalisant sur Leprest, d’emprunter aussi des chemins de traverse et examiner au passage les parcours de ces artistes, parfois encore moins connus que lui, mais tout aussi singuliers.
Fabrice Plaquevent a été le premier alter ego artistique d’Allain Leprest, au mitan des années 70. Guitariste, compositeur et parfois auteur, il a formé avec lui un duo et écumé les scènes de Seine-Maritime ou d’ailleurs, de fêtes communistes en comités d’entreprises. Ils se sont retrouvés au début de la décennie suivante : Plaquevent faisait partie du groupe de Leprest, avant le départ de celui-ci pour Paris, les derniers cabarets et le début de la reconnaissance. Il est donc le premier compositeur à avoir mis en musique les mots d’Allain. S’il reste peu de traces de ces œuvres de jeunesse dans la discographie ultérieure du chanteur – un seul titre, mais quel titre ! l’incontournable "Mec", repris désormais par presque tout le monde – ce corpus existe, et s’avère riche en enseignements pour qui veut saisir la genèse d’écriture du chansonnier-poète.
Pour aider à cette découverte, Fabrice Plaquevent – rebaptisé entretemps Julien Heurtebise – a enregistré l’album Chansons du temps qu’il fait (2007), revisitant quinze titres préhistoriques. Où l’on s’aperçoit que ces morceaux, loin d’être de simples brouillons, avaient déjà, pour la plupart, belle allure.
Si le jeune Leprest s’y cherchait évidemment encore, certaines de ces chansons s’écoutent avec plaisir et méritent qu’on leur accorde une seconde chance – ce qu’Heurtebise ne se prive pas de faire, en concert.
Au moment de collecter les entretiens pour mon livre Gens que j’aime, j’avais pourtant fait l’impasse sur Plaquevent / Heurtebise : celui-ci avait fait paraître, un an plus tôt, son propre témoignage à propos de Leprest, dans un abécédaire intitulé Le Cri Violet, paru chez L’Harmattan. Ouvrage passionnant car extrêmement personnel, où le point de vue ne cherche pas l’exhaustivité, mais focalise sur de petites choses apparemment triviales qui firent le sel d’une jeunesse, livrant avec pudeur un portrait ému de son ami, évoquant l’enfance de son art – sans oublier de se dévoiler lui-même, au passage. Le livre se suffisant à lui-même, il me semblait qu’un entretien avec son auteur ne pouvait que doublonner son propos, et je préférai donc lui laisser sa belle intégrité.
Un an après, je ne regrette pas ce choix – l’ouvrage a trouvé sa cohérence sans lui – mais une relecture du Cri Violet et la réécoute des Chansons du temps qu’il fait (associée à plusieurs fichiers mp3 compilant répétitions du duo de 76 ou concerts en groupe de 1980-81), ont fait germer de nouvelles interrogations. Je me suis dit, avec le recul, que Plaquevent avait sûrement encore des choses à livrer ou préciser – et qu’il serait logique, au moment de fêter l’anniversaire de mon livre, de rendre hommage au sien…
Ce nouvel entretien est donc un "cross over" de nos deux approches : annexe à son livre, nouveau chapitre au mien. S’il reprend le dialogue au long cours initié dans Gens que j’aime, le style est du Cri Violet pur jus : pour diverses raisons (géographie, temps imparti), nous avons opté pour une interview écrite – alors que les précédentes avaient eu lieu de vive voix. Le choix se justifie aisément : Plaquevent / Heurtebise ayant publié un livre sur Leprest, il était logique de donner un aperçu de son écriture. On constatera, en le lisant, que le bougre a du style, et que son point de vue sur l’art de la chanson en général – et celui d’Allain en particulier – est à la fois affûté, généreux et lucide. Fabrice Plaquevent / Julien Heurtebise se définit comme "chanteur de combat", terme qui prend encore plus de relief, en cette période trouble où le monde des arts se demande que faire face à l’abjection terroriste religieuse : cet entretien a été réalisé avant les attentats de novembre 2015, mais ses propos résonnent de façon pertinente avec notre époque. Malgré les aléas de la "carrière" et la difficulté à faire entendre "son" Leprest, il est le seul, parmi les premiers compagnons de route du chanteur, à continuer de se produire en disques ou spectacles. Sa pugnacité et sa belle humeur méritaient d’être saluées.
J’aimerais commencer par évoquer ton parcours personnel avant la rencontre avec Allain : d’où vient ta vocation ? Quels artistes t’ont donné envie de t’y mettre ? Quelle formation as-tu suivie ? La guitare a-t-elle été d’abord un instrument à part entière, ou déjà envisagée comme accompagnement à la voix ? Quelles ont été tes premiers textes mis en musique ?
Mes parents avaient des idées très arrêtées sur l'éducation des enfants. Normal, ils étaient instits (exactement PEGC : professeurs d'enseignement général des collèges) ! Mon grand frère et moi avions toute possibilité de choix, mais il fallait que : 1/ nous fassions des études, les plus longues possibles, 2/ que nous pratiquions un sport, et 3/ que nous ayons une activité artistique. Alors Conservatoire de Rouen vers 9/10 ans pour le solfège, et en ce qui me concerne, clarinette à 11 ans, dans la classe d'un des meilleurs profs au monde à l'époque, et qui accueillait même des élèves venus du Japon : Jacques Lancelot. Je n'en tire aucune fierté : j'étais le fainéant et cancre de son cours.
Vers 14/15 ans (1969/70), je découvre le folk, le mouvement hippie, la protest-song, Donovan, Dylan, Joan Baez. Enfin tu vois le truc, quoi... Et tous ces mecs, bandeau dans les cheveux ou pas, petites lunettes rondes ou pas, chemise à fleur ou pas, ils ont pour point commun cette putain de guitare ! Évidemment, j'en veux une mais mes parents refusent. Ils avaient peur, et sans doute à juste titre, vu l'enfant puis l'apprenti-clarinettiste que j'avais été, que je m'en lasse très vite.
N'importe, un de mes oncles avait, quelques années plus tôt, gagné une espèce de guitare à la Foire Saint-Romain (nous sommes à Rouen !), et apprenant mon désir, me l'offre. Je vais donc religieusement la chercher dans son grenier, et je découvre l'engin : une forme grossièrement classique, des cordes en acier oxydées à 2 centimètres d'un manche sur lequel je vais bientôt m'arracher les doigts comme sur du barbelé, la table en contreplaqué de bois inconnus décollée de l'éclisse. Un bijou à mes yeux. Je cours dès que je peux m'acheter un petit bouquin avec des accords et quelques chansons... Marabout Junior, tu connais ? Puis je colle et cloue (sic) les dégâts, achète du Venilia adhésif noir dont je recouvre toute la table, et sur lequel je rajoute des fleurs autocollantes (on dirait "stickers" maintenant).
Deux jours après, je sais jouer par cœur (mais pas encore avec la pompe caractéristique) "Le Gorille" de Brassens, choisie dans mon petit livre parce qu'elle n'a que 2 accords, et pas des plus difficiles : Ré et La7. La suite, ce sera Dylan évidemment, puis Woody Guthrie et bien d'autres, anglophones ça va de soi (la chanson française, c'était celle des parents ! Bien que j'adorais la chanter et connaissais tout Reggiani par cœur). Pourtant, c'est en français que je compose ma première chanson, presque dès l'obtention de "la" guitare, avec un seul doigt déplacé successivement à la première case de chacune des trois cordes aiguës, la main droite en arpège (déjà) et pour chanter un texte méconnu d'Aragon :
"En la saison des primeroles /
On prend le feu pour la fumée /
On prend le plaire pour l'aimer /
Les mots sont premiers aux paroles..."
Je comprendrai peu de temps après que cet accompagnement simpliste n'était que l'amorce de trois des accords les plus répandus dans la chanson : Lam, Rém, Mi…
Très vite, en mars 1971, je composerai pour mon premier texte bien maladroit : "Elucubrations contestataires" dont le titre pompeux était non moins pompeusement sous-titré "Pavane pour une instit' virée", et qui relatait les déboires d'une institutrice exclue de l’Éducation Nationale pour avoir été enceinte sans être mariée. Premier texte + deuxième musique = première chanson.
Tu as rencontré Allain Leprest en 1970, pendant un camp de vacances dans le Var. Auparavant, aviez-vous fréquenté les mêmes lieux ? Etiez-vous du même milieu social ?
J'avais déjà fait deux camps avec l'AROEVEN : Antibes, et une première fois Le Brusc. Mais je crois que pour Allain, c'était la première fois, au moins avec cet organisme. AROEVEN, si je me souviens bien, ça voulait dire Association Régionale des Œuvres Educatives et de Vacances de l'Education Nationale. Autant dire que nous étions principalement des fils de profs, mais le père d'Allain travaillant à la Fac de Mont-Saint-Aignan, il avait pu l'inscrire. Il me semble bien qu'au tout début du camp, Allain était un peu complexé de sa "différence" sociale. Mais son charisme et son humour l'avaient fait accepter immédiatement.
Il habitait Mont-Saint-Aignan, sur le plateau au nord de Rouen, moi à Bihorel, sur le même plateau mais plus à l'est, et nos deux villes n'étaient séparées que par Bois-Guillaume où habitaient d'autres copains rencontrés dans le même camp d'ados. Une petite bande s'était donc formée qui se retrouvait assez facilement à un point ou un autre, la plupart d'entre nous ayant déjà des cyclomoteurs. Allain n'en avait pas, mais se déplaçait très bien à pied.
Tu écris : "Je n’ai accordé mon amitié sincère, profonde et fidèle, qu’à très peu de personnes". Au-delà de vos rigolades, qu’est-ce qui a cimenté ce rapport avec Allain ? Quels étaient vos points communs / différences enrichissantes – sur le plan humain et artistique ? Qu’avez-vous échangé, à cette époque, en matière de goûts musicaux ?
L'amitié (comme l'amour, d'ailleurs) est une alchimie difficile à analyser. Je pense qu'à l'âge où nous nous sommes connus, c'est quand même la rigolade qui nous a rapprochés. Mais ces rigolades étaient "différentes" de celles avec les autres potes. Peut-être plus intellos, plus cultivées. Nan, c'est prétentieux, ça ! Sophistiquées ? Pas mieux. Plus extravagantes probablement, moins banales. En fait, nos humours devaient être "en phase".
Par la suite, l'engagement politique et la chanson ont dû faire le ciment. Mais musicalement, nous écoutions des choses identiques (Ferrat, Reggiani...), et des choses radicalement différentes. J'étais par exemple (et je suis toujours) fan de Frank Zappa. Ca ne l'intéressait pas beaucoup à l'époque, mais il supportait plus ou moins à très petites doses. Et lui avait des disques de gens totalement inconnus pour moi : René-Louis Lafforgue, le tout premier Michel Jonasz avant sa célébrité. Nous passions des heures à faire écouter à l'autre les disques que nous aimions. Et quand nous en avions l'occasion, nous allions voir des concerts de gens autant inconnus pour l'un que pour l'autre.
Je me souviens notamment d'un concert en 1976 d'un chanteur venu de Saint-Etienne, qui avait été organisé dans le grand amphi N°1 (je crois qu'il s'appelle maintenant amphi Axelrad) de la Fac de Rouen : Bernard Lavilliers. Pas connu à l'époque, le Nanard ! L'amphi devait bien avoir 150 ou 200 places, et nous devions être une quinzaine de spectateurs. Nous avions fini la soirée chez mes parents à Bihorel (ils étaient absents), et épaté par le jeu de guitare très "bossa" de Lavilliers, j'avais aussitôt essayé quelque chose d'approchant en écrivant et composant le soir même "Fleur de bitume", une chanson sur la prostitution, pendant qu'Allain dessinait à côté de moi (NB : le titre est lui-même inspiré par Lavilliers, que la doc de présentation décrivait comme "une fleur de grisou poussée sur un terril").
Dans ton avant-propos, tu dis avoir voulu donner à ton livre un tour amusant, et fui les "sombres réflexions sur le pathos". Est-ce que le drame, la misère, la difficulté, étaient aussi présents dans votre quotidien de bohème adolescente ? A te lire, tout cela avait l’air joyeusement déconneur… Mais est-ce que la "vache enragée" a été parfois dure à avaler ? La jeunesse, l’amitié, et l’affection des proches vous ont-elles préservés de cela ? Du coup, question subsidiaire : est-ce pour éviter de briser un éventuel "cocon" que ni toi ni les autres qui accompagniez Allain à l’époque, n’étiez partant pour tenter l’aventure parisienne ?
Je n'ai pas dit vouloir donner à mon livre un tour "amusant". J'ai voulu le dédramatiser. La mort d'Allain m'avait douloureusement frappé, et je sais que bon nombre de gens, même sans l'avoir connu personnellement, avaient été touchés profondément et sincèrement par sa disparition. D'un autre côté, je ne côtoyais plus Allain sauf des rencontres de loin en loin, et un ouvrage "en profondeur" n'aurait probablement rien voulu dire de ma part. Et puis ce détachement était réel dans notre jeunesse, et nous riions de tout. Je n'ai pas de souvenirs douloureux des époques de disette dont on se sortait finalement assez bien, grâce probablement, comme tu l'as imaginé, "à la jeunesse, l'amitié et l'affection de nos proches". Puis est venue l'époque du trio, après mon Service Militaire, je vivais en couple depuis peu et essayais de me stabiliser, Stéphane était enseignant, Manu avait probablement d'autres raisons. Aucun de nous n'a voulu attaquer ce qui, de toute évidence, allait s’avérer une période plus qu'aléatoire.
Comment votre duo s’est-il formé ? Y avait-il dès le départ l’idée de monter un spectacle complet, ou est-ce que les chants et "bœufs" avec des amis communs ont dérivé petit à petit sur une association plus durable ? Pourquoi avec toi et pas un autre ?
Lorsqu’Allain chantait, j'essayais souvent de placer une deuxième voix pour chanter avec lui. Et comme nous nous rencontrions souvent et qu'Allain n'avait pas un répertoire très étendu, ces voix ont fini par être fixées par la répétition. Je composais aussi mes propres chansons et proposais à Allain de chanter la voix principale, et j'harmonisais une deuxième voix de la même façon qu'avec les siennes. Comme nous étions à cette époque dans la même cellule du PCF, on nous a proposé d'intervenir lors de la remise de cartes de la cellule. Nous devions chanter environ une demi-heure, soit à peu près 7 ou 8 chansons. Nous les avions. Puis on nous a demandé pour une autre remise de cartes, puis une autre, puis l'Union des Femmes Françaises, un comité d'entreprise, un autre et encore un autre, des Maisons des Jeunes aussi... La demi-heure est devenue trois-quarts d'heure, puis 1h et encore un peu plus. Mais à cette époque du duo, nous ne faisions aucune prospection ! Les demandes tombaient toutes seules, "naturellement".
D'autres que moi avaient composé pour Allain, Claude Leclerc, par exemple, et surtout déjà Etienne Goupil. Mais Etienne aurait été, en ce temps-là, beaucoup trop angoissé à l'idée de monter sur scène avec qui que ce soit. Et puis un piano est beaucoup moins transportable qu'une guitare – que même à l'époque de mon scooter, Allain pouvait porter sur le dos pour nous rendre à la salle où nous allions chanter. J'écrivais, je composais, je chantais, j'harmonisais les voix, j'accompagnais à la guitare, j'ai pratiquement toujours eu un moyen de locomotion, je n'habitais pas trop loin, j'avais de quoi enregistrer nos répétitions, et nous nous entendions bien. Alors ça a été moi. Ça aurait probablement pu être n'importe qui d'autre, à condition qu'il réunisse l'ensemble de ces qualités essentielles en même temps.
Comment répétiez-vous ? Comment quelqu’un qui a fait le Conservatoire et a donc une vision de la musique "rigoureuse" (dixit Annie Dégremont) parvient-il à monter un duo vocal avec un chanteur qui chante (c’est toi-même qui le dit, dans un chapitre très amusant) "faux" ? Comment travailliez-vous vos voix, pour les accorder / mélanger, en dépit de cette difficulté ?
Au début, nous répétions chez mes parents à Bihorel puisque j'y habitais ! Puis chez lui place Saint-Godard à Rouen ou chez moi, à 100m, rue Beffroy. Si l'un de nous avait une nouvelle chanson à proposer, on commençait par essayer de la "monter". Par facilité, Allain ne connaissant pas la musique, je lui chantais la mélodie que j'avais imaginée et la lui faisais répéter, tout en l'accompagnant à la guitare. Quand il était à l'aise avec, je créais une deuxième voix. Du coup, c'est toujours lui qui chantait la voix principale, et je me démerdais avec le reste. Mais ma vision "rigoureuse" de la musique n'avait pas à souffrir en profondeur puisque c'est moi qui orchestrais tout. Là où j'avais plus d'agacements, c'est effectivement ses difficultés à "choper" la note juste sans avoir fait un espèce de glissando qui ne l'amenait quand même qu'à la frontière de la note attendue, et aussi de réelles difficultés de rythme qui le faisaient fréquemment attaquer trop tôt ou trop tard. Mais si en France tout finit par des chansons, chez Leprest-Plaquevent tout finissait par des éclats de rire !
Aviez-vous en tête un exemple de duo vocal qui aurait pu servir de "référent" au vôtre ? Quels chanteurs admiriez-vous pour leurs harmonies vocales ?
Il y avait encore pas mal de duos chantants à l'époque. C'était dans l'esprit "rive gauche", celui des cabarets. Rien qu'au Collectif Chanson 76, nous étions deux duos avec les Dégremont. Et puis, il y avait Font et Val qui avaient pas mal de succès. Mais pour moi, et je suis bien conscient que nous en étions très loin, c'est au groupe chilien Quilapayun que je pensais toujours en créant mes secondes voix.
Entre la rencontre de 70 et le début du duo (74), quand a-t-il commencé à te montrer ses textes ? Lesquels, dans ces premiers échanges, te semblaient sortir particulièrement du lot ? Est-ce que tu sentais déjà un futur grand auteur derrière ces premiers essais ?
Je crois qu'il m'a montré des textes dès que nous nous sommes revus à Rouen, après le premier camp d'ados. Peut-être est-ce lui qui m'a influencé puisque mon premier texte ne date "que" de 1971 ? Je n'en suis pas conscient. En tout cas, je me souviens de l'impression incroyable que les deux premiers textes qu'il m'a montrés m'ont faite. C'était tellement sérieux, abouti ! Je l'avais soupçonné de me "bourrer le mou" et de les avoir piqué dans un bouquin ! Je suis certain d'avoir encore ces deux textes quelque part chez moi, mais malgré mes recherches, notamment pour l'écriture du "Cri violet", je n'ai pas encore réussi à mettre la main dessus.
L'un s'appelait "Oceano vox" et était comme de bien entendu d'inspiration Hugolienne. Je me souviens des premiers vers du second, que j'ai essayé sans succès de mettre en musique lorsque nous avons commencé à chanter ensemble :
"Marie la folle aux cheveux rouges /
Se plante à la dune et ne bouge /
Que pour saluer les bateaux..."
Je souris désormais toujours lorsque j'évoque ces vers, parce que Jean-Pierre Lesigne, un autre ami chanteur dont je sais par l'un et par l'autre qu'ils ne se sont jamais rencontrés, avait écrit pratiquement à la même époque :
"Mais pourquoi donc Marie la folle /
En bigouden et en sabots /
Pourquoi t'en vas-tu jusqu'au môle /
Lorsque l'on signale un bateau..."
Tu as écrit toi-même pas mal de chansons, qui voisinaient avec les siennes dans votre répertoire. Etait-il critique vis-à-vis de tes textes ? Pouvais-tu, toi-même, te montrer critique envers les siens ? L’as-tu déjà vu travailler – retravailler – devant toi ? Qu’est-ce que cette émulation vous a respectivement apporté, en matière d’écriture ?
C'est difficile à dire. Nous parlions beaucoup entre nous et échangions beaucoup plus de textes que nous n'en avons chantés. Nous échangions aussi beaucoup SUR nos textes, mais si critique il y avait, pour l'un comme pour l'autre, ce n'était pas au sens de "je décortique" mais juste donner son avis "j'aime parce que, je n'aime pas parce que". Et en ce qui me concerne avec le petit plus : "j'ai envie de mettre celui-là en musique". Il nous arrivait souvent d’écrire côte à côte, mais sans nous montrer le travail avant qu’il soit terminé. Parfois, il dessinait pendant que j'écrivais, ou je jouais de la guitare pendant qu'il écrivait, ou dessinait. En fait, nous savions aussi être très studieux, entre deux conneries... Il me reste le texte d'une de mes chansons de l'époque, "Les Rimailleurs" qui ne me satisfaisait pas vraiment, et que nous avons entièrement réécrit à deux plumes pour qu'elle intègre le répertoire du nouveau duo que je créais alors avec Robert Labaye, du fait de notre séparation.
Comment définirais-tu les premières chansons d’Allain Leprest, celles qui figuraient au programme de votre spectacle "Chansons du temps qu’il fait" et / ou dans le répertoire de 80/81, que tu as reprises sur disque ? Qu’est-ce qui les différenciait de celles qui allaient faire, sinon sa gloire, du moins ça réputation ? Qu’est-ce qui leur manquait, qui justifierait qu’il ne les ait jamais reprises lui-même ? A contrario : quelles étaient leur qualités, selon toi ? Je suppose qu’on ne reprend pas de vieilles chansons – même si c’est du Leprest – sans avoir de la tendresse pour elles, et leur trouver du charme.
L'écriture d'Allain était à cette époque souvent assez abstraite et difficile d'accès, alors que son dessin était très réaliste et de compréhension immédiate. C'est amusant de constater l'inversion qui s'est faite par la suite de ses deux talents.
Bourrées de références historiques ou littéraires que le public ne possédait pas forcément, ses chansons pouvaient effectuer des rapprochements analytiques qui perdaient l'auditeur : Neruda, Hugo, Falloux et Soljenitsyne dans "Monsieur Victor", ou Grenade, Madrid, Singapour, San Francisco et Ravensbrück dans "Chanson du temps qu'il fait".
Allain a, par la suite, "calmé le jeu" sur ces références, et a surtout, d'après moi, énormément travaillé à la fois le gommage et la fluidité. Ne pas tirer à la ligne, ne dire que l'essence, mais que tout soit compréhensible par tous dès la première écoute.
Pourtant "déjà Napoléon perçait sous Bonaparte" (rire), et il y avait déjà dans ces chansons tout ce qui, d'Allain, allait faire Leprest. Les sujets sociaux ("Sarah", "Papa", "Le Vieil homme", "Les Braves gens"), les personnages référents ("Gerard Philipe", "Monsieur Victor"), les contraintes ("A bloc" avec ses rimes en oque-ock-oc), et ce que j'appelle les logorrhées verbales – je pense à "La Colère" – ("Tu es l'enfant", "Madola").
Leprest, dans le livre de Marc Legras, est assez critique envers les chansons réunies dans Chansons du temps qu’il fait. Est-ce que tu comprends sa sévérité ? Est-ce que l’on peut avoir à la fois un regard exigeant sur sa propre musique, et accepter de rechanter des textes dont on sent qu’ils révèlent un auteur encore vert, pas encore tout à fait mûr ?
Je n'ai pas recherché le passage auquel tu fais allusion mais je me souviens qu'effectivement, il devait avoir une petite moue désabusée en les évoquant. Je ne partage pas entièrement ce désamour, mais je le comprends. Stakhanoviste de l'écriture comme l'était Allain, qui a sans doute écrit plus d'un millier de textes, qui a animé des ateliers d'écriture d'où sont probablement sorties quantité de choses passionnantes, qui a côtoyé les meilleures plumes de la chanson du 20ème siècle, je comprends qu'il n'ait pas eu trop de goût pour ses premiers élans littéraires. Je ne suis pas dans la même position, ni artistiquement, ni professionnellement.
J'ai pris un plaisir immense à faire Chansons du temps qu'il fait, tant le CD que le spectacle, mais je l'ai fait plus pour les autres, les fans de Leprest, que pour moi-même, et je sais que les chansons sont inégales. Le texte du "Vieil homme" est assez redondant mais j'adore ma petite ritournelle qui est réellement ma "musique dans la tête" depuis l'enfance. On m'a reproché une certaine insuffisance de la musique de "Papa". "Thibault" est carrément mélo. Mais c'était un ensemble et je voulais tout mettre. J'ai composé pour Allain une bonne vingtaine de titres, et s'il n'y en a que 15 sur le CD, c'est que je n'ai pas retrouvé les autres ! Soit je n'avais plus rien ("Attila"), soit je ne me souvenais plus de la musique. Par contre, dans mon propre tour de chant, je ne continue de chanter que "A tu à toi", "Tu es l'enfant" et "Mec" par lequel je termine tous mes récitals. J'ai aussi chanté longtemps "Les braves gens" et "Thibault", mais je les ai abandonnés depuis quelques années.
Au-delà de "Mec", quelles autres chansons te paraissent sortir du lot, parmi ces premières œuvres ? Si tu devais n’en conseiller qu’une aux aficionados qui ne les ont pas encore écoutées, laquelle pourrait être le "sésame" vers cet autre Leprest, qui reste méconnu ? Par ailleurs, tu as enregistré deux fois "A tu A toi" : pourquoi celle-ci, et pas une autre ?
C'est vraiment difficile comme question ! A titre de comparaison, j'ai toujours refusé d'intervenir sur scène pour moins de trois chansons. Une chanson, c'est un petit univers à elle toute seule, mais j'ai toujours l'impression qu'il faut plusieurs univers pour que se crée un équilibre. C'est un truc des Jésuites, ça. Deux éléments, et l'argumentaire est faible, et avec quatre, il y a redondance. Mais bon, "Tu es l'enfant" est une bonne introduction. Texte fort, scandé sur une presque-absence de mélodie, flot à faire pâlir un rappeur (je rigole). C'est aussi une chanson qui n'est pas datée. Ou alors "L'Automne te va bien". Une chanson d'amour. Putain que c'est bien écrit ! Et les gens aiment les chansons d'amour, même tristes, surtout tristes. "Il pleut des cordes et je me pends...". Et "Mec" bien sûr, cette façon de t'emporter avec lui, de faire croire que cette chanson ne te parle qu'à toi !
Pour "A tu à toi", c'est un peu un hasard si je l'ai enregistrée deux fois. J'ai dit plus haut que je la chantais régulièrement depuis mon retour à la chanson en 98 (du 20ème siècle), et quand j'ai fait mon premier album Acouphènes et percnoptères, j'ai utilisé pas mal de machines, de l'informatique musicale. Un petit boîtier d'arrangement qui m'a beaucoup servi proposait cette solution piano / contrebasse qui semblait bien marcher avec "A tu à toi", alors je l'ai un peu étoffée et mise sur le CD. Lorsque j'ai fait par la suite Chansons du temps qu'il fait, il n'était pas question qu'elle passe à la trappe pour autant.
Tu déplores que les amateurs de Leprest ne s’intéressent guère à ses chansons si elles ne sont pas interprétées par lui. Cela rejoint assez mon point de vue, qui est de dire que l’aspect "fan" et ses dérives (idolâtrie, fétichisation), qui se trouve en rock ou en pop, existe aussi – malheureusement – dans cette chanson à texte qui est pourtant censée drainer un public plus intelligent. Est-ce que la sortie de ton livre a changé quelque chose ? T’a-t-il attiré de nouveaux auditeurs ? Il existe des pages internet sur Leprest, qui recensent ses interprètes et font circuler pas mal de chansons rares. Est-ce que ça a fait évoluer ta position sur ce sujet ?
Rien, que dalle, nada, nib... Mon bouquin a rencontré une partie (petite) du public d'Allain et tous les retours que j'en ai eu vont dans le sens déjà écrit par Marc Legras et toi : un remerciement d'avoir fait profiter au lecteur d'une époque méconnue d'Allain, et de l'avoir fait comme je l'ai fait. Mais la "Leprestosphère" m'ignore, ou plutôt feint de m'ignorer, parce qu'ils savent pertinemment que j'existe. Les manifestations autour de l’œuvre d'Allain ne seront jamais pour moi ! J'ai envie de dire : "J'ai chanté pendant pratiquement 40 ans sans ces gens-là, alors si par bonheur il me reste une dizaine d'années à pouvoir chanter (rappel : j'en ai presque 60), je devrais bien y arriver sans eux !".
Tu n’as pas de rapports avec la "famille Leprest" au sens large, artistique ?
Aucun. Il m'arrive de croiser des gens qui se réclament de cette "famille", mais je ne pense pas en faire partie, alors je passe mon chemin poliment. J'ai tout de même une grande affection pour Nathalie Miravette, rencontrée plusieurs fois avec Leprest ou Joyet. Merveilleuse pianiste, pleine d'humour, très à l'écoute. Charmante...
Dans nos discussions, Didier Dégremont déplorait que Leprest n’ait pas été sensible à tout un pan de la musique – en gros, l’influence américaine, et en particulier le courant folk-rock, qui semblait à l’époque plus moderne que la chanson "traditionnelle" et moins réactionnaire que le rock. Quelle est ta position sur ce sujet ? Etiez-vous sensibles aux remous de l’actualité musicale alentour ? Parvenais-tu à échanger avec lui sur le rock, le folk, le jazz ? Ou restiez-vous d’une certaine manière "puristes" ? (Dans la continuité de la question : a-t-il accepté facilement, plus tard, à l’époque du groupe, vos improvisation versant vers le free-jazz ?)
C'était un sujet de moquerie entre nous. Quand je voulais l'agacer, je le menaçais de mettre un disque de Grateful Dead ou de Jefferson Airplane. Mais je lui ai fait écouter des choses, Zappa notamment, et je crois bien que c'est de voir Etienne (Goupil) commencer à s'y intéresser (je lui mettais Zappa au casque pendant qu'avec Allain et d'autres, nous continuions nos soirées. Trop classique-classique à l'époque, il n'était pas facile pour Etienne de l'admettre, mais il était fasciné) qui lui a fait daigner tendre l'oreille. Mais bon, ce n'était évidemment pas sa tasse de thé.
Son écoute s'est diversifiée par la suite : dans les années 2000 à Barjac, je me souviens d'un jour où nous avions échangé un bon moment au sujet du rap, que ses enfants et leurs copains lui avaient fait connaître. Et en tant que chanteur et homme de scène, Allain était quand même très ouvert à l'expérimentation. Certaines de mes rythmiques étaient quand même assez rock, bien que jouées sur des guitares acoustiques, j'employais des pickings issus du folk, j'utilisais des pédales d'expression pour la guitare (phasing, flanger), nous avions sur quelques titres des entrecroisements de textes d'une approche assez théâtrale, il avait convié Michel Dalmaso et ses instruments bizarres à rejoindre le groupe... Et même, juste avant "le groupe", il chantait a-capella accompagné par Stéphane Rio au saxo.
Est-ce que votre duo, qui a duré de 74 à 76, a fini de façon "naturelle" (conscience d’en avoir fait le tour), ou y a-t-il un événement (dissension, envie de travailler avec d’autres) qui en a précipité la fin ? En avez-vous éprouvé une quelconque amertume ? Qu’est-ce que ton duo suivant, avec Robert Labaye, t’a apporté qui te manquait avec Allain ?
Je crois qu'on en avait juste marre. Peut-être qu'on avait fait le tour de ce qu'on savait faire à ce moment-là, peut-être qu'on avait trop vécu l'un sur l'autre les derniers temps. J'étais aussi (et je le suis toujours) un peu psychorigide, et ses retards incessants ou ses approximations ne me faisaient peut-être plus rigoler. Ou alors c'est lui qui ne supportait plus mes remarques. Je n'en sais plus rien, mais ça devait ressembler à l'un de ces trucs-là, ou le tout réuni. De l'amertume, c'est probable. Mais sortie la tête haute, avec dignité ! Un copain a retrouvé il y a quelque temps un reportage de la télé régionale de 1976, qui présentait la soirée à Morville-le-Héron (76) où nous avons chanté pour la première fois séparés, mais au même programme puisque c'est le duo qui avait été embauché. La télé voulait un extrait de chanson. Ça ne nous avait pas posé de problème de chanter en duo pour qu'aucun des deux ne soit lésé.
La formule du duo continuait de m'intéresser. Alors comme je jouais au théâtre avec Robert Labaye, et qu'il aimait chanter, je lui ai proposé. Nous avons travaillé deux ans ensemble. Il avait une voix magnifique, claire et bien timbrée. Et il chantait juste. J'avais pu avec lui faire des assemblages vocaux où je m'amusais davantage qu'en étant toujours la deuxième voix d'Allain. Par contre, plus classique dans sa tête, autant pour les textes que pour les musiques, il n'aurait jamais accepté les expérimentations comme Allain.
Entre 76 et le retour en groupe en 80-81, as-tu eu quelquefois l’occasion d’accompagner Allain ? Etiez-vous encore en contact musicalement ? Te montrait-il, dans ces quelques années sans jouer ensemble, de nouveaux textes, que tu aurais mis en musique dans l’intervalle ?
L'accompagner, non. Mais nous nous rencontrions toujours, bien que de façon un peu épisodique, Service Militaire oblige ! Et nous continuions d'échanger : c'est pendant cette période que j'ai composé "Les Petites" (cf. mon opus) et "Le Vieil homme", par exemple, pour mon propre récital, et qu'Allain n'a jamais chantées lui-même.
Comment est venue l’idée de ce groupe, tendance chanson-rock aux accents un peu "free", qui l’a accompagné en 80-81 ? Avez-vous composé les nouvelles chansons (dont le fameux "Mec") spécialement pour cette formule, ou datent-elles des années précédentes ?
La seule chose qui a été en quelque sorte préméditée, c'est le "groupe" en lui-même, pas ce que la musique allait y devenir. Allain chantait a-capella accompagné par Stéphane aux saxes depuis quelques temps, et quand j'ai terminé mon Service Militaire, il m'a demandé de venir avec mes guitares. Manu commençait à composer des chouettes mélodies pour Allain, et avait plus cette sensibilité que celle de la rythmique. Il nous a rejoints pour être un peu le contrepoint des saxes et je me suis cantonné à la rythmique ("la guitare à deux bras" disait Allain) et l'arpège. Il nous laissait libre de l'orchestration, laquelle, naissant toujours d'improvisations, partait assez souvent dans tous les sens.
"Mec" est née à la fin de cette période, peu de temps avant son départ pour Paris, alors que le groupe était très rôdé. C'était une plage de calme et d'émotion. Je n'en ai pas d'enregistrements de l'époque, mais je ne crois pas qu'elle était trop "folle".
Sentais-tu, dans ces nouvelles chansons, qu’il commençait à dépasser les textes de sa "genèse" (ou de sa préhistoire, comme tu dis parfois) ? Y a-t-il eu un moment, en lisant "Mec", "La Kermesse" ou "Rouen", où tu t’es dit : "ça y est, il s’est trouvé" ?
A aucun moment. Chaque texte qu'il proposait me paraissait plus beau que le précédent, mais c'était une continuité. Je crois que c'est l'éloignement, la rupture de temps et d'espace, qui nous a séparés, qui m'a fait comprendre la différence entre "avant" et "après". Le premier disque, avec un Allain en costard et cravate, son nom en gros devant, le mien en petit derrière, et avec plein de nouvelles chansons que je n'avais pas vu venir : "Edith", "Goodbye Gagarine", "Bilou"...
Avec le recul, regrettes-tu de ne pas l’avoir suivi pour tenter dans le "mirage parisien" ?
Certainement pas. Certes Allain était tenace, mais je maintiens que Paris est un mirage. Ça ne retire rien à son talent, mais il a eu aussi beaucoup de chance. Paris est remplie d'artistes qui crèvent la faim malgré des petits engagements de loin en loin. La plupart des cabarets te font travailler au chapeau, peu font les déclarations sociales et la Sacem. A côté de ça, les loyers sont hors de prix. La tentation de claquer ton maigre pécule est à tous les coins de rue. Je connais 10 fois plus d'artistes qui survivent et arrivent à moyenner en Province qu'à Paris. D'autant que ça ne les empêche pas d'y travailler occasionnellement. Et après, ils rentrent tranquillement dans le Sud-Ouest, le Languedoc ou l'Ardèche composer sous un figuier avec un bon pastis bien frais, inspirés par le chant des cigales. Tu crois que je rigole ?
Tu as quitté la musique au moment où Leprest entamait sa "carrière", au milieu des années 80. Est-ce que l’on peut s’accommoder d’un "véritable" métier, quand on a vécu ce rêve-là ? As-tu rongé ton frein un moment, ou est-ce que ce changement de vie t’a fait du bien ?
Mon humeur à ce sujet dépend des jours. Mon boulot est alimentaire, mais son rythme est régulier et m'a permis d'être régulièrement sur scène. Lorsque je chantais avec J. Pallies et C. Veyrat notre spectacle Ferrat "Un amour cerise" (nous l'avons tourné pendant 7 ans sur une dizaine de régions, y compris la région parisienne), il m'est arrivé d'avoir devant moi jusqu'à 800 personnes qui ne voulaient plus nous laisser partir. C'est sûr que le lundi matin, le bureau paraissait morose. Mais d'un autre côté, les copains intermittents sont pratiquement tous obligés de faire, eux aussi, des choix alimentaires : chanter Brassens, Brel, Ferrat, Ferré, Barbara, Leclerc (et maintenant ça commence avec Leprest), c'est certes le même métier, mais je leur dis souvent que moi, je chante mes propres chansons aussi souvent qu'eux.
Tu écris que le déclic pour rechanter, après 10-12 ans d’absence, a été de voir JeHaN sur scène à Barjac, au même programme qu’Allain. Pendant tout ce temps, avais-tu aussi tiré un trait sur l’écriture et la composition ? Sur le travail d’un instrument ? Comment tout cela se remet-il en place ? Et pourquoi changer de nom à ce moment précis ?
J'avais vraiment laissé tomber. J'avais retenté deux ou trois fois de me re-confronter au public avec mes chansons, mais sans doute avec trop peu de conviction. Et effectivement, je n'écrivais plus. Par contre au mitan de cet arrêt, j'avais été sollicité par un copain pour intégrer un petit orchestre rétro : "Cadence". Quatre potes assez atypiques chacun dans leur style musical : le saxo / clarinette issu du jazz, un accordéoniste et clavier 100% musette, un jeune batteur qui aimait tout, et moi guitare / basse / clarinette et chant venu de la chanson "à texte". On s'est amusés pendant 6 ou 7 ans (une belle longévité pour un groupe amateur) et nous avons écumé très régulièrement les places des villages des Cévennes et jusqu'à Montpellier.
Dans le répertoire, il y avait des choses qui m'ont donné plus d'émotion que d'autres : je ne pouvais pas chanter "Syracuse" de la même façon que "Ba moin en ti bo". Et la scène, cette putain de scène, c'est une drogue quand on l'a côtoyée ! C'est ça qui m'a redonné envie de repiquer, et l'accordéoniste, Bernard Toty, m'y a aidé en acceptant de jouer un peu avec moi. Nous avons monté un petit duo ensemble "Musette's wing", où alternaient ses parties instrumentales ("Balajo", "Papillons noirs", "Gitan Swing", etc.) pour lesquelles je faisais la pompe, et des parties chantées ("Flambée montalbanaise", "Syracuse", "C'est si bon") au milieu desquelles je commençais à reprendre des chansons de mon propre ancien répertoire. Et puis en 1996, j'ai rencontré Jean-Pierre Lesigne qui m'a proposé de "faire" le premier Festival du Bout du Monde (il n'y en a pas eu deux), au sud de l'Aveyron, un vrai festival de chanson, le seul que j'aie jamais fait. J'ai demandé à Bernard s'il me suivait, et nous avons monté ensemble 1h30 de mes chansons et de quelques reprises par facilité puisqu'on en jouait déjà certaines, "Syracuse" entre autres.
Je me suis retrouvé pour la première fois depuis des années avec mon nom (mon vrai nom), dans les journaux. Mais je n'étais pas encore prêt, et il fallait que ça mûrisse. Quand j'ai vu JeHaN, et que j'ai voulu "refaire ça", j'ai eu un cas de conscience par rapport à mon boulot. La clientèle avec laquelle je travaille est totalement étrangère au monde artistique et j'ai pensé que je ne pouvais pas étaler le nom de leur comptable (ben oui...) dans les journaux sans les gêner, voire pire. Alors j'ai repris le jeu de mots qui me servait déjà dans le journal du lycée : Plaque-vent / Heurte-bise. Et comme ma mère m'avait toujours dit m'avoir appelé Fabrice à cause de Fabrice Del Dongo dans la "Chartreuse de Parme", j'ai choisi de rester un héros stendhalien pour ma maman en prenant le prénom de Julien Sorel dans "Le Rouge et le noir".
Ton livre regorge de souvenirs très précis : les anecdotes sont ancrées dans une réalité tangible, même si on n’est pas forcément familier avec cette époque ou ce milieu : ça donne quelque chose d’extrêmement vivant. Etais-tu du genre à tenir un journal intime ? A tout noter, tout archiver ? Quel est le ratio entre le texte que tu as écrit au départ et celui qui a finalement été publié ? As-tu beaucoup laissé de côté ?
Vivant ? Je te remercie du compliment, parce que pour moi c'en est un. Ce bouquin, je l'ai voulu comme on raconte à des copains autour de la table. Peut-être un peu avec le même ton que je réponds en ce moment à tes questions. Mais ce n'est pas une écriture habituelle pour moi. Lorsque j'écris des textes de chansons, je me sais beaucoup plus, comment dire, "ampoulé". Je suis toujours à la recherche du seul mot "juste" et j'essaie d'être extrêmement concis.
Pour ces souvenirs, je me suis bien sûr servi de mes… "souvenirs". Pas de notes, pas de journal intime. Mais comme tu le subodores, pas mal d'archives, articles de presse, photos, enregistrements au coin de la table ou pris sur scène directement en sortie de sono. Au fur et à mesure de mes remembrances, je notais un mot-clé en marge. En respectant l'ordre alphabétique pour le retrouver ensuite facilement. Quand j'avais le temps, je développais un ou deux points. Et en fait, j'ai gardé la forme telle quelle. J'aurais pu écrire un pavé de plusieurs centaines de pages, en développant le côté romancé ; j'ai préféré ce petit ouvrage, certes succinct, mais qui me semblait retracer l'essence de notre histoire. Et puis chez moi, j'ai peu le temps ni le courage de lire beaucoup, alors j'ai pris l'habitude de lire surtout de la poésie. Tu as quelques minutes, tu peux lire un poème qui va te suivre toute la journée. Et bien qu'on soit loin de la poésie, il m'a semblé que cette forme pouvait provoquer un peu le même effet. Il y a tant de "petits" lecteurs comme moi !
As-tu une écriture aisée ou laborieuse ? Quelle a été la part d’intervention de l’éditeur ? Est-ce que Marc Legras t’a donné des conseils ?
J'écris mes chansons de façon très laborieuse. Cette recherche du mot "juste" dont je parlais plus haut. Enfin "juste", à mes yeux bien sûr ! Pour cet ouvrage, l'écriture était beaucoup plus fluide et facile. Ne cherchant pas d'effet particulier, j'ai laissé le clavier courir (c'est bizarre ça ! Laisser courir sa plume, c'est logique, mais qu'est-ce qu'on doit dire pour un clavier ?). Nous avons un peu échangé avec Marc Legras, qui avait souhaité connaître mon expérience en reprenant son travail sur Allain. Je lui avais exprimé mon projet de coucher sur le papier mes souvenirs et il a été déterminant dans le fait que j'aille jusqu'au bout, jusqu'à l'édition. Je lui avais timidement envoyé un premier jet, environ 60 à 70% du résultat final, et il avait persisté dans ses encouragements. Il m'avait même donné quelques adresses d'éditeurs susceptibles d'être intéressés, mais imaginant quand même un tirage assez confidentiel, j'étais prêt à l'éditer à compte d'auteur. Il y a plein d'offres sur le net maintenant, c'est devenu facile. Et puis un jour, en discutant avec le peintre (et ancien chanteur des cabarets parisiens) Christian Stalla que je rencontrais assez souvent dans des soirées chanson, il me dit :" Pourquoi tu ne le fais pas chez moi ?". Surprise ! Il est directeur de publication de la collection "Cabarets" chez l'Harmattan, ce que je ne savais pas. Je lui ai soumis le "Cri", et voilà.
Qui était Marie Lemarchand, dont les photographies (1976) illustrent ton livre ?
Marie était une amie, fille de profs et grande amatrice de chanson. Elle m'a par exemple fait découvrir Rezvani et Jean Arnulf, autres grands oubliés. Passionnée de photo, elle avait du bon matériel et aimait s'en servir. Elle venait souvent à nos concerts, voire à nos répétitions.
La connexion entre toi et les Dégremont s’est-elle effectuée via le Collectif-Chanson 76, ou les connaissais-tu auparavant ? Quelle a été la nature de vos rapports, tant sur le plan personnel que musical ? As-tu participé à leur atelier, au théâtre Maxime Gorki ? Etais-tu sensible au fait que Leprest se mette à écrire avec d’autres ?
J'ai effectivement connu les Dégremont par Emmanuel Dilhac et le Collectif-Chanson 76. Je chantais déjà en duo avec Robert Labaye, et on commençait à parler dans la région de ce jeune couple qui, ayant eu un article sur un concert pour la J.O.C. (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), nous avait fait penser qu'ils étaient cathos-cathos, ce qui ne devait pas déplaire à Dilhac. Nous sommes vite devenus amis, et bien au-delà de la chanson. Annie était d'ailleurs une de mes témoins à mon premier mariage. Et nous avons écumé pas mal de scènes normandes au même programme, en co-plateau. Mais je n'ai pas pu participer à leur atelier-chanson : j'étais au Service Militaire quand Robert Labaye l'a installé dans l'Unité-Chanson que lui et moi avions créée l'année précédente à Gorki. Ça, ça m'avait rendu jaloux. Pas le fait qu'Allain et Didier travaillent l'écriture ensemble. D'ailleurs, j'adorais les musiques de Didier, et pour pouvoir accompagner Allain sur des chansons comme "Rouen" (version originelle Dégremont), il me fallait quelquefois le rencontrer afin de repiquer ses arpèges et accords. Guitariste très fin, l'écouter sur cassette ne me suffisait pas toujours.
Allain Leprest et Didier Dégremont se sont amusés à composer ce qu'ils nommaient des "chansons connes", pour parodier les airs de variétés. Est-ce qu'il vous est aussi arrivé d'écrire / composer dans le simple but de rigoler / déconner ? Si oui, quel a été le résultat ?
Malgré tout ce que j'ai pu écrire sur nos déconnantes et nos fous rires, je n'ai pas participé à ce genre d'expérience. C'est déjà presque de l'atelier d'écriture, non ? Moi j'écrivais plutôt de façon solitaire et je me rends bien compte que j'étais peut-être un peu psycho-rigide sur ce sujet. Je dois avoir toujours accordé trop de sérieux à l'écriture, et c'est sans doute la raison pour laquelle mes rares tentatives de chansons "humoristiques" sont plutôt ratées.
A propos de chanson humoristique : il y en avait une à votre répertoire, "Histoire d’éléphants", paroles et musique Leprest. Outre le côté fable animalière cocasse – une rareté chez Allain – vous y introduisiez à l’occasion des imitations de vedettes (sur les versions que j’ai : Montand, Trénet, Aznavour, Tino Rossi). Est-ce que les imitations étaient systématiques ? A la réécoute, on te sent un peu plus discret, quand il s’agit d’imiter derrière lui : est-ce que ça te gênait ?
En concert, Allain ne faisait pas les imitations, sauf très occasionnellement quand il y avait un public "de copains". C'est sûr que ça faisait marrer ! Mais c'était plus compliqué pour la cohésion du duo, à cause des cassures de rythme dues aux différents phrasés des artistes imités (Montand notamment). Alors pour moi, ce n'était pas de la gêne, c'était l'impossibilité de caler mon chant avec le sien.
Beaucoup de chansons des premiers disques d’Allain existaient déjà en version rouennaise, mais dotées d’une autre musique. Il me semble que "Mec" et "Martainville" sont les deux seules ayant échappé à la "refonte". Comment expliques-tu cela ? Est-ce à dire qu’elles étaient mieux composées que les autres ?
Je pense qu'Allain avait beaucoup de respect pour les gens qui ont composé pour lui. "Martainville" et "Mec" sont avant tout des musiques respectivement d'Etienne Goupil et de moi. Et à une exception en ce qui me concerne (mais par oubli), il n'a pas redonné à d'autres les chansons que j'avais mises en musique. Celles d'Etienne non plus. Pour celles de Manu Gipouloux, je pense que c'est ce dernier lui-même qui a dit à Allain de les refaire. Manu ne se sentait pas compositeur, et n'était jamais satisfait de ses créations dans ce domaine. Celles de Didier, je ne sais pas.
Dans ton livre, tu es sévère envers certains compositeurs qui ont, à son arrivée à Paris, "rhabillé" autrement des chansons qui existaient déjà à Rouen. Peut-on être objectif sur cette question-là ? Est-ce que l’oreille n’est pas obligatoirement habituée à la première musique qu’elle entend sur un texte ? Est-ce qu’il y a quand même des recompositions qui trouvent grâce à tes yeux ?
C'est évident que l'habitude d'une chanson fait qu'on a du mal à entendre une nouvelle version. Quelquefois même juste un changement d'interprète. On compare, on soupèse, et, au moins dans un premier temps, la balance va toujours dans le sens du passé et de ce qui nous y rattache. Et même si j'adorais les musiques de Manu, j'ai fini par m'habituer à "La Kermesse" ou "Le Chagrin" dans leurs nouveaux habits. "Rimbaud" un peu moins. Mais je n'ai à mon souvenir été dur qu'avec une, et je le maintiens : "Rouen", déshabillée de toute mélodie et émotion par Kent, m'est toujours inécoutable.
D’un accompagnement quasi-intégralement guitaristique dans les années 70, Leprest est passé dans les années 80 à une orchestration essentiellement pianistique (piano du pauvre inclus), avec notamment la présence déterminante de Romain Didier sur une bonne partie de sa production. Comment analyses-tu ce changement, en tant que musicien ? Quelles sont les chansons – les albums – de sa période parisienne qui te plaisent le plus ? Le moins ? Pour quelles raisons ?
J'ai beau être guitariste, il est évident que le piano est le meilleur compagnon de la chanson d'auteurs, avec l'accordéon. Pour Allain, c'était une aubaine de rencontrer Romain Didier, excellent pianiste, compositeur, arrangeur, et de plus "client" des textes d'Allain pour son propre répertoire. Allain, devant le piano, a développé sa personnalité scénique et émotionnelle sans doute davantage qu'avec nos guitares. Et Romain lui a tissé des chansons sur mesure, plus mélodiques que ce que nous pouvions lui offrir à l'époque (à part Etienne).
Le piano au centre de la construction d’une chanson est le meilleur pari quand on le peut. Et malgré toute l'affection que j'ai pour les chansons d'Allain, je ne raffole pas de ses disques, beaucoup trop orchestrés à mon goût. Ils ne laissent pas assez la place au texte et à cet immense pouvoir d'émotion qui caractérisait l'interprète Leprest. "Voce a mano", le Galliano / Leprest, était pour ça prometteur, mais je le trouve mal enregistré et mal mixé. Sur certaines chansons, c'est presque un document amateur. Du coup, mes deux albums préférés, et sans doute les seuls que j'écoute (enfin, que j'écoutais, parce que j'ai encore beaucoup de mal à réentendre la voix d'Allain depuis sa mort), sont : "Il pleut sur la mer" et "Je viens vous voir", enregistrés en concert.
Est-ce que, parmi les albums studio, tu fais un sort particulier à "Parol' de manchot" ? Même si esthétiquement ça n'a pas grand-chose à voir, il y a quand même un retour au duo, un retour à des orchestrations plus guitares, qui auraient pu éventuellement te plaire - en rappelant (dans l'esprit du moins) votre collaboration.
J'ai une certaine affection pour cet album, mais il ne vient pas à l'esprit lorsqu'on parle de la discographie de Leprest. C'est pour moi avant tout, malgré la présence d'Allain, un album de François Lemonnier. Mais les musiques sont intéressantes, le choix instrumental et les voix de François et d'Allain très naturels. J'ai presqu'envie de dire que c'est un album "bio".
Tu fais un rapprochement avec le duo qu'Allain et moi formions. J'y avais pensé dès la première écoute. Et comme "Chanson du temps qu'il fait" avait été enregistré peu de temps avant (un an, je crois ?), je m'étais mis des gifles de n'avoir pas tenté un petit forcing pour avoir Allain sur quelques titres, d'autant qu'il les avait déjà presque tous chantés.
Peux-tu me parler de ce personnage assez mystérieux de la galaxie Leprest : Manuel Gipouloux ? Quel a été son apport au sein du groupe que vous formiez, au début des années 80 ? Etiez-vous du genre à beaucoup répéter auparavant (avec Leprest, la légende dit que c’était difficile), ou à privilégier la spontanéité, dans un esprit d’improvisation ? Comment le public recevait-il vos prestations ? Comment organisiez-vous le jeu à deux guitares ?
Difficile de définir Manu. Il était timide, secret, "taiseux". Et capable d'élans colériques bourrus qui nous empêchaient de le "titiller". De première vocation photographe, il avait aussi un réel toucher créatif de la guitare, sans vraiment en posséder les bases habituelles. Les musiques qu'il avait apportées étaient plus instinctives qu'écrites, mais tellement sensibles !
Nous essayions de répéter une fois par semaine. Mais les répétitions étaient des fois un peu inattentives de la part d'Allain, voire carrément dissipées. Quand nous étions sérieux, les nouvelles chansons étaient proposées guitare rythmique / voix par Manu ou moi (quelquefois après les avoir travaillées auprès de leur propre compositeur ("Rouen" ou "T'as l'air perdu" de Didier Dégremont, "Chanson noire", "Blouse", etc. d'Etienne Goupil), beaucoup plus rarement par Allain lui-même. Et les "autres" commençaient à tisser en impro un environnement musical plus qu'une véritable orchestration, les meilleures idées se fixant avec le temps et les répétitions. Comme je l'ai dit plus haut, j'assurais pratiquement toujours la partie rythmique / harmonique (la "guitare à deux bras"), et Manu posait des notes, limpides, claires, intelligentes. Stéphane, avec l’assurance de ses bases 100% classiques, prenait de vrais solos et contre-chants au saxophone.
Le public (je devrais dire "les" publics) étai(en)t très divers. Lorsque nous jouions sur une scène officielle, théâtre ou centre culturel qui intégrait Leprest dans sa programmation, nous pouvions rencontrer de vrais succès, avec les gens debout en fin de récital. D'autant que ces concerts n'étant pas fréquents, tous les copains se déplaçaient. Bien évidemment, lorsque nous jouions dans une fête populaire, ou en première partie d'une vedette du "chaud-biz", c'était plus difficile. Et quand on se retrouvait dans un ciblage raté, comme j'en ai raconté un dans le "Cri", c'était carrément cocasse.
Est-ce que vous modifiiez votre répertoire en fonction des lieux où vous vous produisiez ? Je suppose qu’un public de réunion PCF ne réagit pas de la même façon aux chansons "engagées" que le public d’une fête organisée par un comité d’entreprise, ou une kermesse. Aviez-vous tendance à adapter, en retirer certaines pour mettre en avant des choses plus légères ? Aviez-vous des reprises "bouée de sauvetage" à ajouter pour rallonger à votre tour de chant ?
Aucun souvenir d'avoir "adapté" notre répertoire à un auditoire particulier. De toute façon, lorsqu'on rentre sur scène, la plupart du temps on n'a aucune idée du public qu'on va devoir séduire. Et puis, pour être franc mais sans forfanterie, nous avions une assez haute idée de notre "qualité". Plus modestement, nous avions vu assez de spectacles de chanson pour avoir conscience de notre originalité. Alors, ni Allain ni nous ne nous posions la question et nous imposions donc en toute confiance notre répertoire, sans concession et sans "bouée de sauvetage". Ça ne veut pas dire que nous avions raison à tout coup ! Quelques bides ont jalonné nos modestes carrières...
L’une des chansons les plus célèbres – et les plus reprises – du répertoire écrit par Leprest pour d’autres interprètes, intitulée "Les P’tits enfants de verre", existait déjà à ton époque, sous le titre "Les Petites". Sans forcément dire du mal de la version composée par Gérard Pierron pour Francesca Solleville – que je trouve admirable – peux-tu me dire quelles étaient les différences de texte ? Je crois savoir que tu préfères – en toute modestie – ta version. Quel était son état d’esprit, sa forme musicale ?
J'ai peu écouté "Les P'tits enfants de verre", mais le souvenir que j'en ai est celui d'une bonne chanson. Et j'ai énormément de respect pour Pierron que je regrette de n'avoir encore jamais rencontré (il n'est pas trop tard). Les différences dans le texte sont infimes : "Les p'tits enfants vieux" devenus "Les p'tits au sang bleu", un couplet rajouté à la fin, les quatre premiers vers (j'ai failli écrire "verres") repris sous forme de refrain. L'essentiel est resté pratiquement identique. J'avais posé sur ce texte une musique un peu swing, souriante et ironique. Il faut dire que dans la première version, il n'était pas encore question de "petits enfants morts", fussent-ils "d'amour".
En enregistrant ton disque "Chansons du temps qu’il fait", dans les années 2000, est-ce que le passage d’une composition initiale à la guitare à un arrangement piano s’est fait sans heurts ? Cécile Veyrat a-t-elle eu toute latitude pour étoffer certaines choses, en simplifier d’autres ? Comment avez-vous travaillé les arrangements, pour trouver le juste milieu entre fidélité et rafraîchissement ? Comment passe-t-on, pour les plus anciennes chansons, d’harmonies à deux voix, à une seule ?
Là, je dois dire que Cécile Veyrat, que j'adore humainement et artistiquement, a fait un travail au-delà de mes espérances. Bien sûr, je lui ai laissé le champ (le chant ?) libre. Elle a eu à sa disposition tous mes vieux enregistrements et les grilles d'accord. Et vogue la galère de sa création. Je lui avais juste dit que j'adorais les dissonances, avec lesquelles elle m'avait répondu n'être pas très à l'aise. Mais quand elle a arrangé "Madola", elle s'est bien "lâchée" ! Pour moi, il s'est agi d'une véritable renaissance de tous ces titres, une recréation, plus que d'un arrangement. Elle a sublimé le basique rapport harmonie / rythme / mélodie qu'un guitariste-compositeur peut seulement offrir. Avec des renversements d'accords, des contrechants, une main gauche tour à tour puissante ou caressante. C'est avec elle que j'ai vraiment découvert, comme je l'ai dit plus haut, que le piano est l'instrument idéal pour l'interprétation de la chanson.
Les premières chansons avaient été chantées à deux voix, mais il y avait toujours une voix prioritaire, la mélodie originelle. C'est celle-ci que j'ai reprise alors que c'était Allain qui la chantait à l'origine.