Poète, journaliste, écrivain, traducteur, et psychanalyste, Sébastien Smirou avait publié aux éditions P.O.L un recueil de poésie intitulé Un temps pour s'étreindre. Le titre de son dernier ouvrage Un temps pour se séparer pourrait nous induire en erreur, et nous laisser croire à une suite mais le sujet et la forme du livre sont tout à fait différents [1]. Il s'agit de notes consacrées au grand photographe et correspondant de guerre Robert Capa, pseudonyme d'Endre Friedmann, qui a marqué en profondeur l'histoire du journalisme par la vivacité et la profondeur de son travail.
L'auteur n'a pas choisi le grand angle biographique ou le zoom de l'histoire de l'art, mais un objectif sur mesure, mélangeant psychanalyse, éléments autobiographiques de l'auteur, contextualisation historique, et on serait bien en peine de dire quelle étiquette accoler à ce livre tant sa démarche est originale. Mais, si la psychanalyse est convoquée, comme outil et grille de lecture, on ne manquera pas de se demander s'il n'y a pas déjà eu trop de travaux entachés par l'hubris interprétatif visant à analyser des sujets au delà de ses prérogatives légitimes. Ce passage, très éclairant, répond à cet embarras potentiel :
"Il n'y a tout simplement pas de psychanalyse possible hors transfert. En l’occurrence, je n'ai évidemment jamais reçu Robert Capa en séance et, à ma connaissance, il n'a d'ailleurs jamais consulté qui que ce soit. C'est bien pourquoi ce livre constitue non pas une étude ou un essai sur Robert Capa, mais bien une fiction psychanalytique à partir du personnage Robert Capa. Le seul transfert qu'on puisse y observer est le mien, sur ce personnage." (page 33)
Voilà une précision tout à fait fondamentale. Notons, de plus, qu'on trouve là une continuité dans le travail de Sébastien Smirou dont les commentaires introductifs de Ferenczi et de Winnicott faisaient une place à la rêverie et à la fiction.
Le récit se constitue de cette méditation habitée de théorie psychanalytique, le long d'un chemin qui nous amène de la consultation d'archives au camp d'extermination de Majdanek. Car la question de départ est : pourquoi Capa n'a-t-il pas photographié les camps de la mort, lui qui semble avoir été quasi immortel, survivant à la guerre d'Espagne, et au débarquement allié en Normandie ? Question difficile et profonde, qui demande des détours complexes et des hypothèses inédites.
Cette manière de laisser le récit trouver par lui-même sa forme d'évocation, cette respiration qui laisse le lecteur circuler dans sa propre rêverie me rappelle beaucoup Pascal Quignard. Mais, autre chose imprègne la lettre du texte de Un temps pour se séparer : la ténacité de la question qui habite l'auteur ne se dément jamais et nous transporte jusqu'à la dernière page. En cela, Sébastien Smirou marche dans les pas de Jean Améry en explorant la question de la mort et la possibilité d'un mal radical. Capa devient le personnage conceptuel [2] de cette exploration et de ce dialogue imaginaire ou, tout à tour, se trouve interrogée la judéité du narrateur, et celle du photographe. Un temps pour se séparer, un temps où Sébastien Smirou nous donne accès à Robert Capa, le rendant un peu plus vivant, un peu plus proche, nous permettant de nous le représenter, au travers de questions qui débordent le personnage et cette fiction. Ce livre n'est pas seulement la photographie que son auteur nous en propose, elle devient aussi la nôtre. |