Le texte que je propose ci-dessous mérite quelques explications préalables et ne peut pas être diffusé tel quel à défaut de passer pour quelque chose d’ésotérique, d'hermétique, ou de codé comme le serait une private joke. Angil and the Hiddentracks a cessé son activité musicale l'an dernier et depuis, même si Mickael Mottet a participé à certains projets, l'arrêt de cette aventure musicale est pour beaucoup tout sauf anodine, à commencer par les HiddenTracks eux-mêmes.
Ce texte est une tentative de synthétiser dix ans du parcours du groupe / projet musical et de définir les modes d'existence de chaque album, les concepts convoqués, en sondant les choses depuis ma place ; celle d'un électron libre rattaché à l'atome Angil, ingénieur du son sur ce qui restera une de mes expériences humaines les plus profondes, à savoir, l'enregistrement d'Oulipo Saliva il y a dix ans déjà. Je n'ai donc jamais complètement fait partie des Hiddentracks mais je n'en ai jamais été complètement absent.
J'ai écrit ce texte de la même manière que l'on fait un récit d'un rêve, les idées étaient là, latentes depuis un moment, et se sont déroulées d'un seul tenant avec une brève réécriture et des précisions. Les notes de bas de pages pallient à l'effet de condensation que produit un tel récit et je ne peux me prémunir contre certains déplacements ou certaines projections personnelles. Il s'agit d'associations qui viennent étayer le récit, donnent une force d'évocation et permettent de défaire les nœuds.
Tout commence avec le manque, Matter c'est la matière du manque : le vide qui est l'être-là de toute chose, et sans qui les contours ne disent rien. Il n'y aura plus de guitares mais elles sont à la fin du morceau qui porte ce nom ("No more guitars"). Que reste-t-il à ce compositeur perdu sur son île déserte et qui compose les meilleures reprises du monde ? ("The best cover ever").
Une fois que l'arrimage imaginaire de ce qui était supposé être de la pop mais ne se laisse jamais réduire à une catégorie, on peut donc amorcer la chute ("Beginning of the fall"). Pour l'instant, et malgré le fait que Matter [1] ait recyclé des bandes, le manque ne prend forme que dans une thématique. Il faut donc pousser le projet jusqu'au bout et l'accomplir dans la forme et la lettre du texte.
Oulipo saliva sera un album sur l'absence de E, qu'il s'agisse des textes, ou de la note Mi comme tonalité générale, tellement creuse lorsqu'elle est jouée au saxophone [2]. L'inspiration c'est Georges Perrec [3] bien sûr : la contrainte comme puissance créative. Mais, Angil ne disparaît pas ce sont eux qu'il faut faire disparaître [4], ceux à l'esprit étroit qui ne peuvent être là que pour soutenir notre propre contrainte psychique, à tel point qu'il faut s'inventer, comme le patient de Bion [5], un jumeau imaginaire pour jouer (le play de Winnicott pas le game [6]), un dédoublement dans lequel Flavien Girard trouve toute sa place, si proche, si familier, et si différent à la fois.
Mais le double en miroir n'est pas la seule forme libératrice et créative. Eux posés comme absents, comme condition de possibilité de la subjectivité, alors une fois eux niés vient la place des autres lors de sessions collectives [7]. Les choeurs certes, mais aussi l'agitation collective des mines ("Took no drugs, had no drink"), de tous ces ouvriers que l'on a laissés à l'abandon, et vis-à-vis desquels nous nous sentirons toujours en dette. La dette c'est avoir un peu plus : un peu plus de chance, un peu plus de culture dont la jouissance nous était promise puis refusée. Nous sommes hantés par les fantômes de la mine, quand nous travaillons d'arrache-pied dans une ancienne usine, quand nous faisons beaucoup avec peu. Fils de prolétaires, nous sommes artisans de notre musique. Mais voilà que ce monde nous promet des choses qu'il ne peut tenir et ces sorties de l'autre côté de la manche de nous décevoir [8]. Nous refusons de faire trop de profit de notre musique ; nous avons un testament mais nous n'aurons pas d'héritage ; nous sommes les gardiens d'un monde qui se meurt. Nous pouvons donner mais nous ne donnerons jamais assez, en ayant reçu de la part de gens qui se sont privés en cédant sur leur désir ("Old days pay for big cars" [9]).
Angil n'est jamais un groupe car un groupe a un leader. Ce n'est pas un collectif car un seul compose en étant accompagné et les places se substituent : untel peut être là un jour et ne plus l'être au concert prochain, et l'ingénieur du son live de s'arracher les cheveux [10]. Le tout d'Angil n'est jamais égal à la somme des Hiddentracks et dans cet agencement qui bascule toujours vers ou se montre l'ampleur d'une synthèse disjonctive [11]. Comment répondre à la question de ce tout impossible à trouver et pourtant fondateur ? La réponse est peut-être dans la conjonction : et c'est toujours autre chose que la basique disjonction. Et est toujours autre chose que l'addition. Et est une rencontre : avec Laetitia Sadier, avec Jim Putnam, avec Françoiz Breut, avec Valérie Leclercq et la liste ne peut pas se clore. The And… not The end.
Mais, la diachronie, malgré son extension qui tend vers les infinis du désir, ne peut pas se produire dans un espace limité. La stéréo a ses limites [12] mais la durée est subjective, profonde, créatrice (Bergson [13]). Comme pour un analyste Kleinien l'interprétation est ici et maintenant. Le temps se dit de plusieurs façons mais il est déjà trop tard pour certaines choses, nous avons avancé en nous sachant en retard (Michniak [14], "I have stop wondering"). Le devenir nous rattrape ("To progress") et advient la mort du père qui devient présente dans les instances du deuil.
Essayons de comprendre :
Opening scene :
I dreamed of a song where all my friends hit each time
in a frantic collective will to play together and take pleasure
and never fuck with one another's head or pretend that all
systems must include some kind of conflict or constant contradiction
I don't believe in symbolic fathers or redemption or forgiveness
I think you're strong when you don't forget,
Life is a fight against the natural desire to buy your worst memories
and deal with your daily needs, which is wrong.
Il n'est nul besoin de contradiction dans un système ; voilà une option Aristotélicienne mais Mickaël Mottet veut dire plus que cela : ne cultivons pas le conflit, ne l'explicitons pas. Ce qui l’intéresse c'est l'insuffisance logique de tout système à s'écrire lui-même, le manque fait sa réapparition sous le versant de l'incomplétude. (Godel [15]) Une fois le besoin satisfait – le nécessaire étant de mise – restent toutes les énigmes du désir, le trauma du souvenir venant saturer l'espace de nos rêves et les oblitérer par l'amertume.
Finissons.
Ending sequence : c'est plus que la mort du père ici qui se joue : le père symbolique n'existe pas, il est impensable. C'est le langage qui se meurt avec toutes ses vanités et pourtant nous n'avions que cela. Qui parle un langage adopte une forme de la vie (Wittgenstein [16]), le langage est un mur ("This time the wall is on the writing") et les limites du langage ce sont les limites d'un monde [17]. Pour déjouer ces tours et franchir les remparts de la langue alors l'art doit devenir un cheval de Troie [18]. Guérir du langage c'est guérir la pensée, guérir d'une maladie musicale qui était le remède. "Give me the cure" [19] déclame Guy Pitchotto de Fugazi donnant de sa voix un écho à la pharmacie de Platon [20] (Jacques Derrida).
Parfois, on ne peut tuer son père qu'en le devenant, parfois on ne peut faire rien de plus qu'accepter [21]. Jennifer Melfy n'est pas psychanalyste, elle veut guérir ce qu'elle ne peut soigner : le mal social de la corruption généralisée, acceptant l'argent du sang [22]. A combien doit-on vendre nos aspirations musicales, quel est le prix pour être entendu ? Doit-on se persécuter soi-même par sens du devoir ? ("I don't need a therapy, I need an enemy") Certaines choses sont incurables, le comprendre réclame analyse, au risque de la guérison, et si Angil s'est arrêté c'est pour ne pas être malade, pour ne pas tout sacrifier à ces notes qui ne peuvent exister que si elles rencontrent un écho, alors dans ces résonances si quelque chose s'arrête, pour permettre de préserver le désir, Autre chose est possible.