Réalisé par Adrian Sitaru Roumanie/France/Pologne. Drame. 1h29 (Sortie le 8 juin 2016). Avec Alina Grigore, Adrian Titieni, Robi Urs, Bogdan Albulescu, Cristina Olteanu, Miruna Dumitrescu, Liviu Vizitiu et Mihaela Perianu.
Les quatre enfants du Docteur Anghelescu
Gris. Morose. Déprimant. Trois adjectifs, trois clichés sur le cinéma roumain. Alors, déprimant, peut-être, parfois, mais certainement pas déprimé, si l’on en croit la belle vitalité dont font montre les productions récentes qui nous viennent de l’Est.
Après la Palme d’or décernée à "4 mois, 3 semaines, 2 jours", la Croisette accueillait cette année plusieurs films roumains ("Baccalauréat", de Cristian Mungiu, récompensé par le Prix de la Mise en scène en 2016, "Sieranevada", de Cristi Puiu, qu’on découvrira dans les salles en août...). Et c’est avec plaisir qu’on voit sortir dans (quelques) salles le beau film d’Adrian Sitaru, "Illégitime".
Gris ? Oui, il est vrai que toute l’image est comme recouverte d’un voile blafard. Morose et déprimant ? L’histoire, on le verra, ne prête certes guère à sourire. Et pourtant, dès la première séquence, c’est la force de vie des personnages qui frappe le spectateur.
Dans une voiture, un homme conduit, silencieux, le visage fermé. Une fille, à côté de lui, se met à rire joyeusement avec le jeune homme assis sur la banquette arrière. Ils se chuchotent à l’oreille quelque chose qu’ils seront les seuls à entendre. Deux êtres, capables de se constituer un espace à eux, au milieu des autres, capables d’inventer un cocon dans un lieu fermé, peut-être hostile. Deux êtres qui partagent des secrets.
Et c’est bien de secrets qu’il sera question tout au long du film. Le premier, le plus brutal, est brusquement révélé en pleine scène de repas. Le fils aîné, Cosma, interroge son père sur des documents datant de Ceausescu : l’irréprochable Docteur Anghelescu aurait dénoncé les femmes qui venaient le voir pour avorter. S’ensuit une scène d’une rare violence, entre "A nos amours" et "Festen", où les enfants doivent confronter leur vision du monde avec ce père qu’ils viennent de découvrir. Sitaru déplace rapidement sa caméra sur les visages de ses acteurs, capturant avec vivacité cette explosion de la famille.
Les injures, puis les coups se mettent à pleuvoir. Cette première rupture du cercle familial sera suivie de beaucoup d’autres. En effet, le frère et la sœur partagent également un secret. Sasha, minois de chat et gestes vifs, et Roméo, un peu lourd, un peu nounours, s’aiment. Comme frère et sœur, certes, mais aussi comme deux amants. Jusqu’au moment où Sasha se découvre enceinte.
Ainsi résumé, on pourrait craindre le film à thèse, illustrant lourdement les débats moraux qui ouvrent le film par une mise en situation exposée sans finesse. Or, il n’en est heureusement rien.
Sitaru ne cherche jamais à juger ses personnages, y compris ce père qui justifie ses actions par des raisonnements éthiques. Aucune explication sociale, aucune analyse psychologique facile ne viennent se plaquer sur le récit. Certes, on sent bien le poids des années de dictature ; l’Histoire semble se rejouer quand Sasha s’interroge sur la possibilité d’un avortement pour elle.
La promiscuité qui existe dans cette maison trop étroite pour que chacun puisse avoir son intimité pourrait être un facteur d’explication de l’inceste (par exemple, l’accès à la salle de bain s’effectue par la chambre des jumeaux, dont les lits sont collés ensemble).
Mais le film s’intéresse plutôt à la relation fusionnelle de Sasha et de Roméo. Toujours ensembles, jouant un quatre mains, s’aimant parfois maladroitement, les deux jumeaux ne font qu’un, et cette union est symbolisée par l’arrivée d’un bébé.
Grandir, est-ce alors se séparer ? La grande majorité des séquences se déroulent dans des espaces clos, mais Sasha est celle qui cherche à briser l’enfermement. En sortant avec un autre garçon, en allant à un concert ; elle repousse son frère, veut le faire partir pour rompre le cercle qui les enferme tous deux. Lui ne veut pas. Or, c’est justement un baiser volé à l’extérieur qui révélera leur secret à leur sœur adoptive, comme si c’était dehors que se trouvait le vrai danger.
Car, de manière inattendue, la série des révélations qui secoue la famille ne la brise pas. Au contraire. Elle vient proposer une restructuration des liens qui unissent les personnages. Si c’est autour de cette Sasha, enfant née après la dictature et si pleine de vie, que se concentre la narration, on observe peu à peu ses relations évoluer avec les autres membres de sa famille.
Cosma, ce grand frère un peu effrayant, devient soudain un substitut paternel ; Gilda, longue fille déjà fanée, un peu maigre, un peu lasse, quitte parfois ses dehors sévères pour réconforter et faire rire. L’enfant de l’inceste, désiré malgré tout, est alors ce qui réunit finalement ce groupe familial au bord de l’implosion.
Faut-il, ou non, s’affranchir alors de son foyer ? Est-il le seul endroit où un amour sincère, mais gênant, peut exister, ou la perspective d’un enfant incestueux met-elle en évidence l’incapacité des enfants à vivre de manière autonome ? La réponse du film reste ambiguë. Dans l’énigmatique –peut-être dérangeant- plan de fin, assiste-t-on à la reconstitution d’une famille ou au contraire à un enferment définitif dans un monde clos ? |