Même si beaucoup de gens l’ignorent, il faut savoir que les chroniqueurs forment une sorte de société secrète. On pourrait aller jusqu’à parler de secte en fait, et je vous fais d’ailleurs ici cette révélation au péril de ma vie.

Oui, tout ce que vous avez entendu est vrai : nous nous mouvons dans l’ombre humide pendant que vous marchez droits et fiers en pleine lumière, nous écoutons de la musique même dans le métro, nous nous réunissons dans des catacombes pour brûler des disques de Britney Spears et danser autour des flammes en chantant le dernier tube des Strokes. Nous avons nos rites, nos codes, que dis-je, nos dogmes, nos commandements, au premier rang desquels on trouve : "Une chronique toujours très vite tu rédigeras".

Mea culpa, mea maxima culpa, puisque cela fait déjà longtemps que j’écoute avec intérêt le premier album de Ben Kweller : précisément, depuis qu’il m’a surpris autant qu’amusé en assurant la première partie du dernier concert parisien de Grandaddy, en juin dernier au Café de la Danse. D’ailleurs, ô toi ami internaute, mon semblable, mon frère, toi qui lit ces lignes sur ton écran, tu connais sans doute déjà Ben Kweller. Tu as peut-être entendu parler de ses débuts musicaux au sein d’une famille de mélomanes, débuts précoces qui l’ont entouré d’une discrète aura d’enfant prodige. Tu connais peut-être l’histoire de son premier groupe, Radish, grâce auquel il a pu obtenir dès seize ans son petit quart d’heure de gloire en étant signé par le label Mercury, avant de sortir en 1997 un album assez confidentiel, intitulé Restraining Bolt.

Tu sais sans doute qu’il a par la suite auto-produit un premier album solo, Freak Out, It’s Ben Kweller, puis signé avec Island, et sorti son premier véritable disque sur ATO Records, "E.P. Phone Home" . Avec ce maxi prometteur, Ben Kweller nous montrait l’étendue de ses qualités d’auteur-compositeur, tout en restant extrêmement tributaire de ses influences, et tu te demandes donc naturellement ce qu’il faut penser de son premier album, Sha Sha , dont il est question ici.

La réponse lapidaire à cette question angoissante tient en quatre mots : exactement la même chose.

Indubitablement, le disque est assez jouissif et plutôt addictif, ce qui lui vaut de rester sur ma platine depuis aussi longtemps. Mais l’évidence des influences n’en est que plus frappante au fil des écoutes successives. C’est bien simple : dès que Ben Kweller décroche sa guitare électrique, il sonne comme Weezer. Il suffit de regrouper un bon tiers de l’album, à savoir "Wasted & Ready" , "Commerce, TX" , "No Reason" , ou l’excellent "Harriet’s Got A Song" , pour obtenir un maxi que Rivers Cuomo lui-même n’aurait pas renié.

B.K. n’a d’ailleurs pas de quoi rougir : ses chansons power-pop valent bien le modèle dont elles s’inspirent. Elles sont dynamiques et très efficaces, et bénéficient de plus de son réel talent de parolier, qui produit des textes ironiques et suffisamment détachés pour mettre à distance l’immédiateté de la musique. Toujours est-il que l’auditeur blasé ne peut prendre qu’un plaisir coupable à l’écoute de ces titres réussis mais oh so déjà-vu.

Il en est malheureusement de même lorsque Ben Kweller se met au piano, comme pour "In Other Words" , "Walk On Me" , ou "Falling" . Ces chansons pop sont encore une fois agréables, là n’est pas la question, mais leur dette envers le passé est au moins aussi patente. On entend les années soixante-dix, on entend Bob Dylan, on entend même Elton John, qui, il y a trente ans, aurait pu enregistrer les dernières minutes de "In Other Words" , sur laquelle le piano s’emballe et propulse le morceau en une sorte d’improvisation simpliste mais nerveuse.

Ben Kweller pousse même le vice jusqu’à combiner ses influences et réconcilier les deux sources de son inspiration, comme sur "Make It Up" , où les guitares lourdes et saturées reprennent le titre là où le piano l’a laissé, en une alternance audacieuse mais facile. Quant à "Family Tree" , cette ballade paresseuse et empruntée, qui "évoque la nostalgie des maisons du Sud" selon le dossier de presse, mais qui sonne plutôt comme une mauvaise plaisanterie, je la passerai sous silence dans l’intérêt de cet album : c’est en effet le seul titre du disque qui ne fonctionne pas, ce qui finalement témoigne plutôt des qualités de ce cédé.

Au final, les moments sont assez rares, où Ben Kweller accepte de se libérer de son héritage sonore embarrassant. Toutefois, le résultat est à chaque fois enthousiasmant. C’est le cas avec "How It Should Be" , le premier titre de l’album, déjà disponible sous forme de démo sur le maxi "E.P. Phone Home" . Tous les ingrédients sont ici réunis pour contribuer à créer un instantané mémorable, une miniature de chanson parfaitement réalisée : une phrase de piano minimaliste et syncopée qui s’ouvre en motif faussement simpliste, un rythme de batterie déhanché et entêtant, des chants mélodiques qui s’organisent en chœurs décalés, et un texte ironique, délivré sur un ton monocorde et blasé, illustrant ce caractère si personnel et original que possède Ben Kweller et qui transparaît en filigrane dans tout ce disque.

Et puis surtout, il y a "Lizzy" , cette pépite minimaliste placée en neuvième position du cédé, cette composition irrésistible, à la guitare et au chant, qui associe un texte intelligent et sensible à un accompagnement en mineur discrètement recherché.

Le talent est donc là : il est évident et sans doute encore en maturation. On conclut donc cette chronique en remarquant que le bougre n’a que vingt-et-un an, et on attend son prochain effort avec une curiosité bienveillante.