Réalisé par Werner Herzog. Allemagne. Comédie dramatique. 1h34 (Sortie 1976). Avec Josef Bierbichler, Stefan Güttler, Clemens Scheitz, Sonja Skiba, Werner Herzog, Volker Prechte, Walter Schwarzmeier et Karl Yblagger.
"C'est une expérience sensorielle", prévient le critique de cinéma Pierre
Eisenreich avant la séance de "Coeur de verre (Herz aus Glas)". Dans le cadre du Cycle
Film et Musique, en décembre 2016, le Goethe Institut projette cette
cinquième collaboration entre Werner Herzog et le groupe Popol Vuh.
L’expression est heureuse. Et juste. En effet, ce film de Werner Herzog, sorti en France dans la foulée de son précédent succès, "Aguirre ou La colère de Dieu (1972)", reste inclassable.
Résolument, "Cœur de verre" se refuse à rentrer dans des catégories pré-établies. Ce goût de la marge, et des marginaux qui s’y abritent ou s’y enferment, est propre à Werner Herzog. Il s’attache à montrer des corps "hors-normes" : des nains dans L"es Nains aussi ont commencé petit (1970)", une jeune femme handicapée dans "Herz aus Glas". Ce personnage, prénommé Pauline, est aussi simple d’esprit, une innocente qui erre au milieu des hommes ; peut-être une lointaine cousine de Gaspard Hauser, le garçon retrouvé après des années de captivité auquel Werner Herzog consacre un film en 1974.
Dans les marges, il y aussi ces hommes qui savent. Ou qui croient savoir. Ce sont des rêveurs, comme Fitzcarraldo, le "fou" qui voulait inviter Caruso dans un opéra installé au cœur de la Forêt Vierge. C’est aussi, dans "Cœur de verre", le berger Hias, la voix du film.
Le jeune homme est un voyant. Il peut décrire le monde à venir, les choses qui n’existent pas aux yeux des simples mortels, ce qui donne lieu à des scènes étranges, presque délirantes. Le berger affronte ainsi un ours invisible dans un étrange corps-à-corps. Cette capacité visionnaire du berger s’inscrit bien sûr pleinement dans la réflexion à la fois existentielle et esthétique des films des années 1970. Curieuse idée de la part de Werner Herzog que de faire jouer ses comédiens - ou du moins c’est ce qu’on prétendit à l’époque - dans un état d’hypnose. Les personnages semblent ainsi coupés du monde extrêmement réaliste du film, celui de l’Allemagne de la fin du 18ème siècle, ou du début du 19ème siècle. La très belle lumière, le sens de la composition n’est pas sans évoquer la précision sèche qu’un Eric Rohmer pouvait mettre en œuvre pour faire revivre ce monde d’antan (nous pensons notamment à "La Marquise d’O". en 1976).
La plus belle séquence du film, peut-être, est alors celle où Werner Herzog filme les maîtres verriers. Matière sans cesse mouvante, le verre souple emprisonne la lumière ; d’une masse informe, les hommes tirent les objets les plus délicats. Le magma chaud devient la glaise originelle d’où le monde est sorti. Le jeu sur la musique vient confirmer cet effet de distanciation (Verfremdungseffekt). En effet, la partition du groupe munichois Popol Vuh s’inspire à la fois des instruments d’époque, que l’on entend dans la diégèse, mais aussi des sonorités hypnotiques et psychédéliques propres aux expérimentations musicales des années 1970. Werner Herzog associe cette étrange musique, qui aujourd’hui semble inscrite pleinement dans une époque historique donnée, à des images d’une immortelle beauté : celle de la nature, que Hias contemple sans cesse.
La nature est depuis longtemps au centre du cinéma de Werner Herzog. Il cherche de film en film à la donner à voir dans toutes ses manifestations, des plus apaisées au plus violentes (Werner Herzog n’hésite pas à s’aventurer sur La Souffrière ou au fond des mers). Dans ce monde de répétitions, où l’eau tournoie sans fin dans les ruisseaux, où les cascades jaillissent des montagnes, où des mers de nuages recouvrent de leur blancheur cotonneuse la terre, la place des hommes devient dérisoire. Dérisoire aussi, cette âme humaine qui est, dans le film, assimilée au verre. Comme le plus fragile des matériaux, l’homme n’est que fêlure, brisure. Des bouts de son âme manquent, et dans sa quête de perfection, il se perd lui-même.
Ainsi, le maître du village, sorte de Nosferatu sadien, recherche avec frénésie le secret du verre rubis, rouge comme le sang. Il ira pour cela jusqu’à provoquer la mort autour de lui, croyant que le sang est justement l’ingrédient principal dans la composition du verre parfait.
Cette quête sans fin, cet entêtement digne, encore une fois, d’un "Fitzcarraldo", tournera bien sûr à la folie. Dans ce village habité par des fantômes à visage humain et dirigé par un vampire, la mort rôde, et la violence dresse les hommes les uns contre les autres. Le seul espoir semble alors résider dans la fuite. |