Création collective de la Compagnie L'Oubli des Cerisiers, mise en scène de Nicolas Struve, avec Farid Bouzenad, Gaëlle Le Courtois, Dominique Parent et Stéphanie Schwartzbrod.
Le passage de l’enfance à l’âge adulte est un des sujets les plus traités en art, qu’il soit dramatique, pictural ou cinématographique. Cette représentation évolue selon l’ère du temps : à notre époque d’ "adulescence" généralisée, la frontière entre les âges d’homme n’est plus si évidente, et les comportements enfantins - voire infantiles - perdurent parfois longtemps après la fin de l’innocence. Est-ce que le fait de devenir parent implique obligatoirement de renoncer à sa part d’enfance ? La responsabilité est-elle compatible avec l’idée de légèreté ? Est-ce qu’on ne meurt pas un peu soi-même, après avoir donné la vie ? Ce sont quelques-unes des questions qui viennent - en vrac - à la vue du spectacle "A nos enfants (Train fantôme)" de Nicolas Struve. En vrac, parce que l’écriture privilégie le parcellaire, la logique marabout-d’ficelle. Il en résulte une succession de saynètes où quatre comédiens, incarnant deux couples, jouent - et parfois surjouent, volontairement semble-t-il - les tiraillements de ces quadras au moment où certains rêves de jeunesse se retrouvent mis à mal par l’arrivée de leur progéniture. Tout se passe (en théorie) sur un lieu de vacances, où ces parents préparent un spectacle (mise en abîme censée sonder le tréfonds de l’âme) pour le petit comité d’amis vacanciers. Les costumes d’été, bermudas, t-shirt ou chemisette pour les hommes, robes légères pour les femmes, confrontent les physiques, costaud ou bedonnant, plantureux ou longiligne, brune ou blonde, boule-à-zéro ou grisonnant. Bonne idée : les enfants hors-champs, fantômes gravitant autour des parents, qui leur parlent ou les grondent (en donnant des prénoms étranges, comme l’inénarrable "Ministère du Budget" revenant plusieurs fois). Le rapport de ces adultes réels à ces enfants fictifs devient de plus en plus vociférant à mesure que le spectacle progresse, jusqu’à flirter potentiellement avec la folie. C’est qu’entre le début riche en gags "hénaurmes" (un accouchement mimé à coups de tournevis géant, en particulier) et la fin enfiévrée, quelque chose advient : la rigolade baisse d’un ton ; l’enjouement se mue en vague à l’âme. L’humour devient plus noir, potentiellement dépressif. Des éléments de désordre intime - maladie, peur de la mort, tentation de l’adultère - s’immiscent, lestant le tout d’une gravité nouvelle, qui chamboule autant qu’elle révèle les personnages. Tout ce qui relève du non-dit, du trouble existentiel difficile à formuler dans une discussion prosaïque, est pris en charge par des chansons. Jouées et chantées par les comédiens, elles sont des moments de répit où cette humanité fort-en-gueule retrouve un peu de sensibilité. Les acteurs qui jusqu’ici donnaient dans l’outrance vocale, assument enfin une forme de délicatesse presque poétique. Les quatre chansons rythmant la pièce sont signées par l’auteur-compositrice-interprète Armelle Dumoulin, qui a la particularité d’être passée par le théâtre avant de se lancer dans la musique : l’une d’elles, "Honneur", tirée de son album "T’avoir connu", a déjà beaucoup circulé et est en passe de devenir un petit classique de la nouvelle chanson indie à textes. Les paroles mêlent prosaïsme (corps, miasmes) et spirituel (honneur, religiosité), comme un écho à la trajectoire des personnages, du presque beauf à la réflexion quasi existentielle. La chanson, forte et potentiellement malaisante, intervient au moment-clé où l’une des femmes se découvre une maladie dont elle ne dira jamais le nom (et gardera le secret). Scène marquante, où une comédienne (Gaëlle Le Courtois) joue l’accompagnement sur clavier-jouet, tandis que l’autre (Stéphanie Schwartzbrod) emplit l’espace de sa voix désenchantée, au moment où sa vie subit une embardée. Ailleurs, Dominique Parent s’accompagne à la guitare électrique pour une évocation du glissement de l’enfance à l’âge adulte, et tout ce que cela suppose de pertes, renoncements ou au contraire, accentuation de tares déjà présentes durant la jeunesse. Les morceaux, tristes et gais, jouent sur l’opposition entre modes mineur et majeur, états enfantin et adulte qui s’opposent en apparence mais cohabitent parfois dans une même personnalité. Parmi les chansons, deux nouveautés ("Le grand quoi", que la chanteuse vient d’enregistrer et s’apprête à sortir en EP ; "Le manque", écrit à partir de mots puisés dans la pièce) et une ancienne ("Bien", parue quelques années plus tôt). Enfin, un air kabyle que Farid Bouzenad joue à la guitare acoustique et chante tout en retenue, dans ce qui se révèle un beau moment d’abandon.
Même si le spectacle chemine vers la gravité, culminant sur un cauchemar terrifiant et grotesque - la perte d’un enfant en mer, représentée avec un gigantesque bateau de papier - il demeure plus tragi-comique que "plombé". On peut dire qu’on y passe un beau moment, même si nos idées reçues (sur le couple, les parents, la vie) ne sont pas forcément caressées dans le sens du poil.
Malgré un aspect un peu foutraque - conséquence, sans doute, de la conception collective par la Compagnie L'Oubli des Cerisiers - et grâce à l’apport de la chanson, le spectacle laisse plus qu’un souvenir agréable : quelques questionnements existentiels, qui nous titillent encore plusieurs jours après y avoir assisté. |