L’Aéronef, vénérable salle de concert lilloise à géométrie variable, à la programmation éclectique et pas mal mais a priori un peu plan-plan, s’avère être une petite coquine. Prise de passion elle eut la folie, cette année, d’ouvrir son coeur et ses portes à deux reprises, à un autre passionné, pour des "workshops" et l’organisation de deux soirées. Revenons sur la deuxième de celles-ci.
Richard Bellia est un photographe, authentiquement rock and roll à tendance punk, amoureux de la bonne musique qui tâche mais pas que, et de ses auteurs souvent de mauvaise graine, à la renommée parfois confidentielle mais qu’il aime d’un amour aussi respectueux et total. Il est à l’origine de photos passablement cultes, prises lors de concerts fiévreux, mais aussi autour, des vues de festivals, des portraits de cinéastes, d’autres photographes, et de quidams. Des rencontres avec des gens, avec des temps.
Vous en connaissez forcément certaines de Bowie, Nirvana, Robert Smith et autres Iggy Pop et on peut retrouver tout ça dans son bouquin-somme Un oeil sur la musique, très bel objet de 5kg revenant sur son travail de 1980 à 2016, à coup de grain argentique (toujours), d’instantanés ou de poses à la cool, de ce que la musique compte de plus recommandable sur toute cette période, le tout légendé de petits textes drôlatiques, revenant sur l’air de ce temps-là, sur ce qu’il pensait en toute subjectivité de tel ou telle auto-promue rock star, jusqu’à sa recette du poulet aux morilles et ketchup.
Parce que Richard Bellia, c’est aussi l’enthousiasme incarné. Le sourire communicatif. Tout le temps. Content d’être là, content de ce qui lui arrive, content de pouvoir faire ce qu’il fait. Et franchement on est contents aussi.
Parce que qu’est-ce que la photographie sinon conserver la mémoire d’instants, un peu comme anticiper la nostalgie ? Sauf que chez Richard Bellia, point de nostalgie, juste le bonheur du temps présent, qui se conserve, à tout prendre.
Et grâce à ces cartes blanches à l’Aéronef, il en crée de ces instants. La première soirée était déjà super chouette : J.C. Satan, Barbagallo, Buvette, et final en beauté avec Anton Newcombe aux platines. Alors disons-le tout net que pour cette deuxième édition, on y allait, même en ne connaissant aucun des invités.
Disposition intime du "club" de l’Aéro, auréolé de photos de notre hôte qu’on s’amuse à reconnaître (My Bloody Valentine, ODB, Elliott Smith, Henry Rollins… on est en bonne compagnie).
Bellia est là, aux platines, sur une estrade et devant sa photo "No class" (un cuir, un rat blanc), passe du Feelies, du blues, puis interpelle le premier groupe qui arrive, et en guise de présentation leur dit son plaisir de les voir sur scène.
Tuscaloosa renaît : après un album chez Lithium dans les années 90 et s’être éteint en même temps que le label, il ressort un album Comme une guerre froide. Du rock français, version adulte, de ces chansons narratives, avec plein de guitares dedans et des textes empreints de l’actualité de leur région anciennement industrieuse, la Lorraine (comme Richard Bellia). Pas des désabusés, presque au contraire, on sent une charge émotionnelle pas anodine d’être de retour sur scène, ça donne un petit côté solennel, mais qui va sacrément faire du grabuge après quelques dates de rodage et de "oui, vous êtes là et légitimes".
Les suivants donnent eux leur vraie toute première date, mais ont chacun un pedigree qui dépote. Atonalist (dont l’album éponyme est sorti en avril), c’est un duo composé de Renaud-Gabriel Pion (compositeur et multi-instrumentiste orientation clarinette, sax, piano, basse, ayant collaboré avec entre autres accrochez-vous : John Cale, Lo’Jo, Dead Can Dance, Omar Sosa, Ryuichi Sakamoto, Hector Zazou ou Elysian Fields).
Voilà voilà. L’autre moitié étant Arnaud Fournier, autre touche-à-tout, membre de Hint, de La Phaze ; autant dire des chercheurs.
Tous deux sont côte à côte, épaulés par leur collec’ d’instruments, une rangée de sax aux cous de cygnes près de Renaud-Gabriel Pion, des projections vidéos en fond (images aquatiques, plus Bill Viola chez William Friedkin que Grand Bleu) ; et le tout diffuse un jazz-fusion (?) doux et déchiré, riche, étrange, métallique à vocation industrielle, la voix de Gavin Friday (anciennement membre du groupe batcave Virgin Prunes) donnant un cap dangereux à cette odyssée post-apocalyptique et soyeuse.
Et au détour d’un des derniers morceaux, un crescendo ahurissant du saxophone, totalement débridé, ah mais oui : Badalamenti se promène aussi par là, tirant un peu sur la mèche de David Lynch. Donc un de ces concerts qui fait penser que la musique en live, bordel… bordel.
Après deux trois bières pour s’en remettre (à consommer avec modération mais je rentre en métro), sur la playlist toujours de choix de notre Richard Bellia préféré qui est aux anges : l’étrangeté de la soirée. Parce que bon, il faut l’admettre, on ne voit pas Psychic TV, et surtout son leader charismatique Genesis P. Orridge, sans avoir en tête son passé de performeur presque actionniste au sein de COUM et de Throbbing gristle.
Provocateur revendiqué, il a fait de son corps même un lieu d’expérience, cherchant dans les années 2000 à ne faire qu’un avec son épouse d’alors, à coups de chirurgie esthétique le faisant approcher du corps d’une femme sans se dire transgenre - je crois qu’il ne se réclame d’aucun mouvement : il est ce mouvement, son propre mouvement.
Et c’est ça qui frappe : les photos du groupe font attendre un chanteur limite drag queen excentrique et pas du tout. Et c’est tellement mieux : lourd, cheveux longs blancs, yeux exorbités, mais t-shirt du groupe comme un t-shirt Harley Davidson et, comme un diadème, une lampe frontale. Peut-être pour lire les textes sur un lutrin, peut-être pas. En tout cas, ça fait son effet : il n’en a rien à foutre. Alors le concret, le coeur de tout ça.
Psychédelisme des anciens, par un groupe ultra carré, guitare et batterie techniques, pas de ces branleurs qui commencent à polluer YouTube de leurs poses languissantes, on est chez les Proust du genre. La voix de Porridge est fragile, pas du tout dinosaure, il est étonnamment émouvant. Merci à l’ami Cédric Chort (auteur des photos ci-contre) qui a ces mots révélateurs : "Daniel Johnston". OUI. Avec le passé qui est celui de Genesis, ce qui reste devant nous c’est ça, une fragilité qui n’en est une que vue d’ici. C’est nous les étrangers, les bizarres. Ça, et une putain de bonne musique.
Mais quel bonheur que ce dimanche après midi !
Bellia retourne aux platines, on plane encore, béats. On reconnaîtra dans les brumes le Klub des loosers, Cobra, des 70’s, et ne reconnaîtra pas plein de trucs malheureusement. D’ailleurs, un membre de Psychic TV se fait amener un vinyl super bien, pour savoir ce que c’est, tout en démontant son matos. Dommage, je n’ai pas su. Mais qu’est-ce qu’on est bien ! Remerciements éternels à Mr Richard Bellia, donc.
Allons s’ébrouer de tout ça, et surtout se demandant : mais qui sera l’invité de l’année prochaine, ô, Aéronef ? Parce que bon, la barre est haute.
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