C'est souvent le signe d'une musique exceptionnelle lorsque vous vous rendez compte que vous écoutez beaucoup moins de musiciens que ce que vous pensiez. Un pianiste talentueux peut suggérer un orchestre entier, un quintet à vent peut remplacer un opéra. Un duo s’il offre moins de possibilité de timbres (encore que…) ne cède en rien aux possibilités mélodiques, rythmiques…
Binker Golding (saxophone) et Moses Boyd (batterie) sont deux jeunes musiciens Anglais. Ils sont l’incarnation d’un jazz Londonien en pleine effervescence. Ils sont aussi bien influencés par les ténors du jazz (Coltrane, Sonny Rollins, Michael Brecker, Ornette Coleman, Steve Coleman, Kenny Garrett, Elvin Jones, Buddy Rich, Tony Williams, Daniel Humair, Max Roach, Tony Allen…), que le grime ou le hip-hop (Madlib, Kendrick lamar, Flying Lotus, il y a quelque chose de très urbain dans leur musique), la musique contemporaine (Stockhausen, Pierre-Max Dubois, Maurice Ohana, Jonathan Pontier ou Pierre Jodlowski), le rock et le blues, les musiques des Caraïbes, le jazz psychédélique ou les musiques improvisées (le fabuleux duo Pancake avec Urs Leimgruber au saxophone et Roger Turner à la batterie). Avec sa musique comme un flux, un tourbillon, un souffle intense dans lequel il faut se plonger à corps perdus, le duo se rapproche plus de Chris Potter et Ari Hoenig ou de John Coltrane et Rashied Ali que de Joe Lovano et Aldo Romano (bien que l’on puisse retenir les images mentales) ou Sonny Rollins et Philly Joe Jones, les précurseurs du genre…
De très haut niveau, comme son prédécesseur Dem Ones, Journey To The Mountain Of Forever (avec son petit clin d’œil à Chick Corea) montre deux musiciens jouant une musique sans concession, libre et inventive, émotionnelle, transcendantale et spirituelle. Binker & Moses y jouent en symbiose. Ils ne se répondent pas, ils ne dialoguent pas. Il y a plus qu’une simple interaction, ils sont un et indivisible, ce qui donne la pleine teneur de leur musique. Le saxophone de Binker Golding est d’une très belle précision technique digitale, le timbre est chaud, rond mais il sait être rauque également, toujours avec des graves puissants et des aigus éclatants. La batterie de Moses Boyd est comme un cœur, une pulsation, elle sait se retenir pour mieux éclater et dévoile une fine utilisation des tomes. Les mélodies obliques héritières du bop et du hard-bop jouent, se heurtent avec une implacable rythmique le tout avec une exploration, une précision et une immédiateté sonore (l’enregistrement n’y est pas pour rien).
Double Journey To The Mountain Of Forever offre deux acensions différentes, deux mondes où tout semblerait divergeant. D’un côté The Realm of Now où le duo donne la pleine mesure de sa musique et de l’autre The Realm of the Infinite tout aussi ambitieux, où les Anglais pour chaque titre totalement improvisé invitent un ou plusieurs musiciens différents : Sarathy Korwar (tabla), Tori Handsley (harpe), Byron Wallen (trompette) et Evan Parker (saxophone), Yussef Dayes (batterie) en leur laissant la plus totale des libertés. Peut-être moins brillant et plus conventionnel que The Realm of Now, The Realm of the Infinite quelque part entre free jazz et world music montre que l’énergie libre et l’univers du duo est soluble dans une instrumentation plus importante. Reste que ce Journey To The Mountain Of Forever développe une puissance foncièrement mélodique, forcément rythmique, une vague pulsionnelle. Un disque dingue…
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