Réalisé par Hervé Le Roux. France. Documentaire. 52 minutes.
C’est d’abord sa voix. Grave, profonde. Tendre aussi. Il fumait beaucoup, de grosses cigarettes sans filtre comme on en voit dans les films de Godard.
On la reconnaît tout de suite, on l’avait entendue aussi dans son film le plus célèbre, "Reprise". Hervé Le Roux, disparu pendant l’été 2017, a laissé derrière lui un dernier film, "A quoi pense Madame Manet (sur son canapé bleu"), achevé après sa mort par sa monteuse, Julie Dupré, et ses producteurs, Richard Copans et Serge Lalou.
Un documentaire court, 52 minutes de grâce. Ce projet ne fut monté qu’avec de grandes difficultés. Mais jamais on ne ressent d’amertume dans cette œuvre posthume d’une intelligence rare.
Dans "Reprise", Hervé Le Roux partait à la recherche d’une femme : elle crie sur ce film amateur tourné en mai 68 qui le fascine, et qu’il montre à d’anciens ouvriers et syndicalistes. A travers elle, c’est tout un monde qui réapparaît, celui des usines des années 60 et des ruines des années 90.
En apparence, l’ouvrière de chez Wonder n’a rien à voir avec cette Madame Manet sur son canapé bleu. Josiane pleure, gueule, dit son dégoût à faire ce métier dégueulasse et à ressortir chaque soir noircie par les matériaux charbonneux. Suzanne, elle, ne dit rien. Assise dans son salon confortable, bourgeoisement vêtue, elle ne nous regarde même pas.
Mais, de même que le cinéaste se demandait pourquoi criait cette femme, et ce qu’elle était devenue, il s’interroge sur Madame Manet, pensive et sage. Sur beaucoup des tableaux de son mari, elle nous est dérobée. De trois quarts, voire de dos, le visage dissimulé derrière une voilette, elle est un mystère.
Et pourtant, cette Suzanne est aussi peinte au bain dans sa jeunesse, nue et opulente. Cette parenthèse du titre, c’est d’abord le signe du goût de la digression du cinéaste, qui, pourtant, lui permet de revenir toujours à son sujet. C’est aussi la mise à l’écart progressive de l’épouse légitime, cette Hollandaise dont on sait si peu de choses, écrasée par la renommée de son artiste de mari.
C’est donc, encore une fois, une enquête sur une forme de disparition à laquelle se livre Hervé Le Roux. Cette enquête, pour aboutir, passe par les chemins conjugués de l’histoire, petite et grande, de la peinture, bien sûr, et du cinéma.
Tout un monde, celui de la France du Second Empire, puis de la Commune, est progressivement déplié devant nous par ce metteur en scène malicieux, qui nous promène allégrement dans la peinture impressionniste.
Car Hervé Le Roux, gracieux acrobate, évite sans effort tous les chausse-trappes du biopic traditionnel, ou du documentaire sur l’art. Le film est extrêmement érudit sans efforts.La voix omniprésente d’Hervé Le Roux n’écrase jamais son sujet sous les références.
Il faut dire que si le cinéaste cite énormément de spécialistes, il ne s’égare pas dans l’admiration béate, et préfère garder son ton primesautier, empreint souvent d’une ironie tendre pour les personnages dont il restitue toute la complexité et les ambiguïtés sans jamais les juger.
Hervé Le Roux s’autorise à aller par sauts et gambades, à bondir d’une toile à l’autre grâce à un montage souple, tout en délicatesse. Plutôt que de se cantonner à une approche strictement chronologique, il joue avec les motifs, embrassant du regard un soulier en cuir, une mule en satin bleu ou un petit soulier rose, cueillant, dans plusieurs tableaux, les différents bouquets de violettes que Manet glissait dans le corsage de son modèle ou laissait sur le sol, juxtaposant les postures des femmes qui figurent sur des toiles d‘époques différentes.
La peinture de Manet est un monde en soi, où l’on retrouve des thèmes et des obsessions. Mais ces tableaux racontent également un monde et les êtres qui ont, à un moment ou à un autre, croisé la route du peintre et de sa femme.
Ce sont souvent les modèles qui ont la part belle, ces femmes qui ont remplacé, peut-être, Suzanne Manet sur les toiles de son volage mari. Berthe Morisot, Eva, Suzon ou Victorine, toutes ont eu leur moment de gloire, leur série de portraits. Il y a aussi les amis, les Zola ou les Stevens, et la famille, frères, beaux-frères, parents.
Et Madame Manet, dans tout cela ? Est-elle, comme on le dit à l’époque, passée au savon noir, effacée des toiles pour être remplacée par de nouvelles muses, plus jeunes et plus sveltes ? Qui était-elle, cette femme qui enchantait Degas, au point qu’il fit son portrait, qui jouait si bien du piano et savait se faire si discrète ?
Elle est, et demeure, la grande inconnue du film, celle dont on parle, souvent avec jalousie, dans les lettres, celle qui attend sur son canapé bleu. Celle qu’Hervé le Roux a, pour nous, retrouvée.
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