Ivry-sur-Seine, haut lieu de chanson en général (Festi’Val de Marne) et de chanson à texte en particulier (Forum Léo Ferré, L’Annexe) compte aussi en ses murs quelques beaux férus de jazz : une fois par mois, l’association Jazz'Ivry organise des concerts divers et variés, alternant styles et ambiances, jeunes pousses et pointures. Vendredi 16 mars 2018, dans le cadre d’une semaine consacrée à l’accordéon (en partenariat avec Conservatoire, médiathèques, cinémas), la salle Saint-Just a ainsi proposé une soirée "swing musette" mettant en vedette Daniel Colin, virtuose de l’instrument – Ivryen lui-même, et considéré au Japon comme un dieu vivant…
Intitulée "Gus versus Tony", la soirée reprenait les répertoires de Gus Viseur et Tony Murena, accordéonistes stars et rénovateurs du genre musette (premiers à y insuffler un swing venu du jazz), dont on fêtait il y a peu les centenaires. Aux commandes de cet hommage, une figure familière : Dominique Cravic, fondateur des Primitifs du Futur, groupe à géométrie variable pratiquant depuis 1986 un melting-pot des plus inspirés, jazzmen-bluesmen ayant paradoxalement trouvé dans ce musette d’origine italo-auvergnate saupoudré de swing ricain un vecteur idéal pour célébrer la beauté des mélanges et redéfinir l’idée de musique "world" : à la fois puriste (on a affaire à des connaisseurs-chineurs maniaques) et ouverte à tous les vents.
Pour ce projet-ci, Cravic s’est entouré, outre Daniel Colin, de Mathilde Febrer au violon et Jean-Philippe Viret à la contrebasse – soit une partie de la dernière formation en date des Primitifs. Ensemble, ils ont rejoué – en le dynamitant – le contenu de leur album Gus Vs Tony paru en 2016 au Japon (et réédité depuis par Frémeaux & Associé).
Ce n’était pas gagné d’avance : Cravic, peu avant le concert, se demandait si les amateurs de jazz présents en nombre ce soir-là allaient apprécier l’option accordéon musette. Fausse frayeur : contre toute attente, le public a fait un triomphe à cette proposition – et comme dans les meilleurs concerts jazz, salué bruyamment les soli les plus bluffants. [On notera au passage que malgré une moyenne d’âge élevée, l’ambiance était électrique, moins compassée qu’à certains concerts bobos-branchés].
Deux sets de presque une heure chacun. Mathilde Febrer et Daniel Colin aux extrémités gauche et droite de la scène, rivalisant de virtuosité tout en n’oubliant pas d’être complémentaires : sans forcément chambouler les morceaux de Viseur et Murena – que Cravic salue comme étant de "vraies belles compositions" (sous-entendu, pas de simples jams prétextes à joutes instrumentistes) – ils les renouvellent en redistribuant les rôles, tricotant et emberlificotant leurs parties ou jouant sur les contrastes. Colin assis, d’apparence bonhomme (un sourire perpétuellement accroché au visage), se révèle un tueur au moment du solo. On guette les moments où il fend l’armure, laisse deviner, par quelques signes de fébrilité, à quel point le passage qu’il est en train de dévaler est ardu. Febrer, à l’opposé, toute en expressivité corporelle blondeur bouclée bien campée sur pattes d’eph’, prolonge ses soli en gestes déliés et gracieux. Ils saupoudrent leur musette de nuances tzigane, cajun, tango ou chanson (quand Febrer cite "La Mer" au milieu d’un solo, ou qu’on croit entendre une réminiscence de "Besame Mucho").
Au milieu de la scène, Dominique Cravic assure la guitare rythmique et joue le rôle de Monsieur Loyal, introduit chaque morceau avec un mélange d’érudition et d’humour. Il ne se contente pas de faire la pompe, se risque parfois un solo – plus rythmique que mélodique, on ne se refait pas – avant de revenir à ses accords cools, discrétion du maître d’œuvre qui préfère prendre du recul pour soutenir l’ouvrage et mieux laisser briller les autres. A ses côtés, un Jean-Philippe Viret solennel ajoute rondeur et chaleur à la rythmique, et s’aventure aussi à prendre le premier rôle : s’il faut parfois tendre l’oreille quand il joue pizzicato, ses interventions à l’archet s’avèrent toujours impressionnantes. La belle entente des musiciens fait revivre dignement ce répertoire : à la recréation, on s’aperçoit que les musiciens-compositeurs (Murena, Viseur), dans leurs meilleures œuvres, ne laissaient jamais la virtuosité prendre le pas sur l’émotion. Toutes sophistiquées qu’elles soient, leurs valses avaient quand même pour but d’emballer et faire pleurer Margot. Pour illustrer ce versant mélo, la chanteuse Claire Elzière vient interpréter le tube "Mon amant de Saint-Jean" et le moins connu "Impasse des vertus", histoires d’amoureuses délaissées se remémorant le temps du bonheur sur fond de valses en mineur.
Enfin, pour faire monter la sauce, pimenter un peu la soirée – et illustrer la porosité entre les styles en ces années 30-40 où les accordéonistes stars étaient souvent accompagnés de guitaristes manouches – la fine équipe ajoute au répertoire quelques classiques de Django Reinhardt : la fièvre monte quand les musiciens offrent des versions étendues de "Nuages", "Swing 42", "Minor Swing"… sans oublier la touche "spécialiste" : une reprise de Georges Ulmer chantée par Claire Elzière, "Si tu savais", adapté en son temps par Django, qui rappelle à quel point celui-ci était perméable à la chanson de son époque – témoin ses accompagnements pour Jean Sablon ou Trenet, par exemple.
[Pour creuser cette thématique des influences du gitan magnifique, on se reportera à un autre disque de Cravic & friends, également produit pour le Japon et disponible chez Frémeaux : Le voyage de Django (2013), retraçant l’itinéraire du génie manouche en mettant particulièrement en lumière sa période d’accompagnateur-homme de l’ombre, au banjo derrière des accordéonistes ou à la guitare derrière des chanteurs)].
Au final : un concert magnifique, à l’énergie folle, qui abat (subtilement) les cloisons entre les genres, marie le musette au jazz et le rabiboche avec la chanson réaliste, puis fait du swing manouche en remplaçant les doigts de Django par ceux d’un accordéoniste et d’une violoniste. Le mélange fonctionne car ces musiciens cultivés, amateurs de jazz, respectent les lois du genre : il ne s’agit pas de dénaturer le musette en y ajoutant n’importe quoi pour faire "moderne" – mais l’arracher à la mauvaise image des Verchuren & Co, le ramener dans son creuset originel : le Paris mythique où boniches et ouvriers, auvergnats et ritals, voyous et musiciens fréquentaient les mêmes bals, y inventant de beaux – et désormais éternels – cocktails d’amour.
[La liste des morceaux du concert : "Gracieuzette" / "5 juin" / "Soir de dispute" / "Joseph Gustave" (Cravic-Colin) / "Sérénade parisienne" / "Passion" / "Ombrages" / "Minor swing" / "Jeannette" / "Impasse des vertus" / "Douce ambiance" / "Bouclette" / "Si tu savais" / "Swing valse" / "Antonio" (Cravic-Colin) / "Nuages" / "Swing 42" / "Flambée Montalbanaise" / "Indifférence" / "Mon amant de Saint-Jean" / "Frivole"] |