Les années passent, mais l'envie s'émousse peu. Voici déjà venu le temps de mes huitièmes Eurockéennes, et ma foulée progresse sur la presqu'île du Malsaucy avec la précision du rituel. Si la contingence m'oblige à ne rester que trois jours sur les quatre, ma bonne résolution de cette année consiste à courir moins, pour apprécier plus.
Jeudi 4 Juillet
Il est parfois des signes qui ne trompent pas : on me ferme les portes du pit pour Salut, c'est cool !, m'incitant alors à commencer mes Eurocks par un groupe dénommé... Brutus. Je dis donc adieu à l'absurdité du lâcher-prise, pour me plier à la colère flamande. Point de regret : c'est hurlé, musclé, puissant, et on admire Stefanie Mannaerts qui, le corps tendu sur les fûts, occupe de sa voix aussi juste que sauvage tout l'espace que la Loggia lui offre. Burst, leur premier album, a fait un carton en 2017, et on comprend pourquoi. A suivre.
Comme on se voit de nouveau refuser l'entrée de la Grande Scène, on tire un trait rageur sur Slash, et on attend Interpol avec toute l'impatience photographique possible. Si rien ne nous déçoit musicalement – il faudrait être bien exigeant, sur ce coup-là –, force est de constater que la Greenroom ne déchaîne aucune passion scénique chez Paul Banks : le début du set est malheureusement très sobre et trop statique pour être mémorable. Petite déception.
La palme de l'OVNI musical du jour reviendra ensuite à The Hu qui joue sur le folklore des sonorités mongoles et la profondeur d'un très guttural heavy metal. La force du set repose donc tout autant sur l'originalité du son que sur la présence des musiciens sur scène. Je reste cependant moins emballée que mes camarades devant cette étrange formation qui attise plus la curiosité qu'elle ne l'assouvit.
Suprême NTM : place enfin aux vieux de la vieille, qui réussiront sans mal à justifier et leur programmation et leur succès d'antan. Ça sonne presque comme un revival, tant les titres semblent d'un autre temps – de "Qu'est-ce qu'on attend ?" en ouverture du show à "Laisse pas traîner ton fils", en passant pas "Ma Benz" et "Assassin de la police". Ça évite la caricature, mais pas les lourdeurs du type "tous les mains en l'air" et "est-ce que vous êtes chauds ?", mais il faut bien avouer que ça n'a pas pris une ride et que c'est le coup de fouet qu'il manquait pour l'instant à ce premier jour.
On évite sans sourciller Starcrawler, dont la chanteuse a failli pulvériser un de mes objectifs l'an dernier au Download festival, on renonce à Roméo Elvis, faute d'affinité musicale, et on tente les jeunes premiers de Fontaines D.C. Grian Chatten, leader furieux du groupe, tourne sur la scène de la Loggia comme un lion en cage. L'accent est à couper au couteau, le texte incisif et principalement parlé, ça penche entre entre le rock et le punk dans un équilibre parfois précaire. Montée en tension, agressivité palpable, envie d'en découdre avec le public : scéniquement, il faut bien avouer que ça ressemble à s'y méprendre à un groupe comme Shame ou The Fat white family – ce qui fait perdre pas mal de saveurs à cette "découverte"...
Vendredi 5 juillet
Pour commencer notre deuxième journée de ces Eurocks 2019, on choisit tout naturellement la fougue juvénile des MNNQNS, lauréat du prix Ricard SA Live Music en 2018 : on apprécie leur rock précis et un peu sale, leur look assuré et désuet, et on applaudit leur présence qui s'affranchit de plus en plus – nous dit-on – de toute posture. Un régal pour les yeux (riche idée que de les faire jouer sur la scène de La Plage) et les oreilles.
On laisse les festivaliers démonter les barrières de la Greenroom devant Ninho pour faire une excursion du côté de la scène de la Loggia qui, comme tous les ans, aura été riche en découvertes. Cette fois-ci, c'est le projet spécial Eurocks Jambinaï & La Superfolia Armaada qui nous tend les bras, le tout chapeauté par le brillant Olivier Mellano. Ça sonne ferme, c'est aussi étrange que lancinant, habité que sauvage : bref, si tout le monde ne semble pas convaincu dans le public des experts, et si je n'ai malheureusement pas pu assister à l'ensemble du concert, j'avoue avoir été séduite par ce morceau de bravoure intense et inattendu !
Comme on nous ferme les portes du concert de Rival Sons (décidément ! Que de refus cette année !), on traîne sans conviction nos baskets empoussiérées vers la Grande Scène où se produit Alpha Blondy. Si le monsieur a encore une patate et une classe d'enfer, l'entrée en matière biblique, couplée à un style musical qui m'indiffère toujours autant, me rebute un peu. Sans doute suis-je un peu amère (à chacun son euphémisme) d'avoir été évincée de la Plage...
Voir un show d'Idles, c'est laisser de côté ses convictions sur la politesse ("tu ne cracheras point !") et la justesse ("tu ne chanteras pas faux !") pour entrer dans le monde sans limites de ce groupe parfaitement estampillé punk et favori des festivals depuis 2017. Personne ne tient en place, c'est-à-dire sur scène : pourquoi ne pas se noyer dans la foule dès les premiers morceaux ? Quel dommage de ne pas les voir habiter la Grande Scène comme en 2017... Et quel dommage l'acoustique de cette Greenroom...
Pendant que les bagarres tendent l'ambiance entre festivaliers, pendant que Nekfeu entre en (grande) scène à l'aveugle (toujours pas de photographes, non, non), on se dit qu'on va très simplement terminer notre soirée avec un peu d'électro sur la Plage – oui, je sais, c'est un peu cliché tout ça. Mais enfin : de l'électro à l'électrochoc, il n'y a qu'un pas. Kompromat, que la promo à outrance sur tous les journaux hype du moment me faisait déjà détester, se propose de me donner une bonne claque musicale : en même temps, ne suis-je pas fan de Vitalic depuis la première heure ? Sexy Sushi n'est-il pas un de mes premiers groupes shootés en concert ? Beaucoup de présence, beaucoup de lasers, du gros son comme on aime, une langue allemande enfin expurgée de toute connotation péjorative : ça donne une électro racée, sans compromis, dotée d'une vraie identité musicale. Bravo.
Samedi 6 juillet
Chaque année ou presque, "manger la poussière" est une antienne dont seules les Eurockéennes ont le secret. Pour ce troisième jour, le climat frôle l'Apocalypse – et les Mass Hysteria vont clairement en profiter. Même si le public des Eurocks n'est pas metalleux dans l'âme, on peut dire que l'ambiance se prête au jeu du circle pit et du pogo. Plus que rodés aux shows dantesques et aux riffs fédérateurs, les Mass n'usurpent donc ni leur réputation, ni leur présence sur la Grande scène.
Je suis sur la "liste" d'Angèle, sans vraiment savoir s'il me faut honorer cette faveur tant je me sens éloignée et de sa musique et de son succès. Mais ma curiosité chasse les derniers doutes. Le public de la Greenroom a changé de visage, rajeuni, hystérique. La star est attendue comme un messie et son entrée fait hurler de plaisir les jeunes idolâtres. Les tubes s'enchaînent, dont le populaire "Balance ton quoi", et Angèle n'a plus besoin de chanter, laissant faire un auditoire consumé par l'admiration. Je respecte les fans, comme mes convictions : quatre morceaux me suffiront.
Deux femmes, deux féminités, deux rapports à la musique et à son monde... Sur la scène de la Plage, Kate Tempest incarne tout d'un coup le double noir et habité d'une Angèle qui, par comparaison, semble bien transparente. On passe d'une musique consensuelle et colorée à un flow agressif et rugueux : le public de Kate Tempest n'est pas acquis – le sera-t-il d'ailleurs ? –, mais le plaisir de la diction l'emporte visiblement sur tout le reste. On voudrait s'asseoir, écouter, traduire, la poésie brute des textes de Kate Tempest qui, à défaut d'être connue des foules, et paradoxalement grâce à ce partiel anonymat, surprend le festivalier soudain silencieux et attentif. Voilà où se situe sans doute la performance musicale, voilà où réside sans nul doute le véritable talent.
La leçon "live" du jour sera incontestablement donnée par Parkway Drive qui, depuis son passage par la Grande Scène des Eurocks en 2015, a parcouru un chemin phénoménal. L'entrée sur scène (la Greenroom, malheureusement) se fait par le public, aux flambeaux. Ai-je déjà assisté à un concert aussi calé, aussi carré ? Ai-je déjà vu des lights aussi parfaitement maîtrisées, quasi magiques ? S'ajoutent à cela la pyrotechnie – qui a d'ailleurs relégué les photographes dans la foule –, et la présence folle (car bien moins erratique qu'auparavant) de Winston Mc Call. Tout le monde est scotché par ce concert spectaculaire qui fera date.
Afin de terminer en beauté, la Loggia m'offre une acmé toute naturelle avec les Psychotic Monks. Voilà un groupe dont j'accepte volontiers d'être la groupie aveugle (mais pas sourde). J'aime la rare intensité qui se dégage de leurs concerts et cette impression qu'ils jouent seuls et ensemble à la fois – a-t-on besoin d'échanger des regards pour être en accord parfait ? Le psychédélisme noir s'appuie sur le contre-jour et la transe, sur le mouvement tantôt désarticulé tantôt souple des corps musiciens habités. C'est beau comme un poème décadent, et profond comme un dernier soupir.
J'ai tenu mon pari de modération, en réussissant à privilégier ce que les Eurockéennes avaient cette année de plus "rock" dans leur programmation. Bien sûr, quelques groupes-clés manquent à l'appel, faute de laisser passer ou d'ubiquité. J'ai également réussi à ne pas trop me laisser perturber par les quelques changements qui ont pourtant énervé plus d'un photographe (pour résumer : bien moins de libertés pour les trajets entre les scènes, fléchages à la limite du ridicule, contraintes croissantes des « validations » de la part des groupes...) Ainsi vont la vie des festivals et les exigences post-modernes des regroupements collectifs. Je ne retiendrai que le positif : du soleil, et de la bonne musique ! |