Conférence-spectacle conçue et interprété par Alice Zeniter.
Elle ose tout, Alice Zeniter ! A commencer par un titre mensonger ! "Je suis une fille sans histoire", elle ? Alors qu'elle va proposer à une salle entière de suivre avec elle, l'animal nommé homme depuis les cavernes jusqu'à aujourd'hui.
Qu'elle va parler d'Aristote et d'Umberto Eco à des gens venus écouter une romancière déjà prolifique et récompensée. Alors qu'elle termine une trentaine bien occupée et qui fait d'elle quelqu'un qui compte et qui comptera de plus en plus dans le paysage littéraire et même certainement médiatique...
Attention ! Il faudra un peu s'accrocher car le spectacle est dense et Alice n'est pas de celles qui font des concessions, et surtout pas des concessions intellectuelles. Elle ne prend pas ses auditeurs pour des imbéciles et n'est pas là non plus pour leur proposer une écrivaine sur scène qui ne dirait que des banalités brillantes de bonne élève.
Tout ce qu'on entendra sortir de sa bouche, tout au contraire, sera l'occasion d'entendre une manière de penser à laquelle on n'avait pas...pensé. Et Alice Zeniter n'est pas du genre à accaparer les bonnes idées qu'elle reprend : ainsi elle citera d'emblée l'américaine, auteur bien connue de SF, Ursula le Guin qui, en féministe avisée, dénonce le parti-pris des dessins paléolithiques : on n'y voit que des chasseurs tuant des animaux, alors qu'à l'époque 80 % des humains étaient des cueilleurs, parmi lesquels une majorité de femmes.
Donc, dès le départ, il y avait un biais "médiatique" : on représente les chasseurs en action, pas les cueilleurs, pas ceux qui ont inventé les paniers et les sacs, choses toutes aussi utiles aux premiers hommes qu'une lance ou un arc. Alice Zeniter profite de cette première anecdote (féministe) pour introduire son sujet : la fiction. Si l'on ne parle que de la chasse préhistorique, c'est que la cueillette, ça ne passionne pas trop comme sujet de conte ou de discussion à la veillée...
Et là voilà partie, Alice, et on ne l'arrêtera plus ! Tout ce qu'elle dit serait à noter. Comme elle a un tableau blanc qui peut aussi lui servir de projecteur vidéo ou de rétroprojecteur, elle pourra s'aider de dessins et de schémas, un peu comme le faisait André Degaine, l'auteur génial d'une histoire dessinée du théâtre.
Volubile, brillante, à l'aise sur scène, tout à fait capable de digressions maîtrisées, elle allie l'art du stand-up et du seul-en-scène. Elle sait faire rire d'elle-même et donner des pistes pour réfléchir dans le même temps. Avec elle, on apprend constamment en s'amusant. Et, grâce à la très réussie scénographie de Marc Lainé, elle est sur une scène qui est en totale correspondance avec ce qu'elle dit et fait. Si elle a le droit à un petit bureau d'écrivain à la droite de la scène, tout le reste est un amas-fouillis de papiers blancs avec une espèce d'igloo de papier où elle peut éventuellement aller se reposer.
De temps en temps, elle ramasse un papier qui se révèle le titre de son nouveau chapitre. Alice Zeniter porte bien son prénom : elle est astucieuse, questionneuse et vit dans un pays où le moindre papier porte en général le nom d'un écrivain ou d'un philosophe dont elle est va résumer les merveilles dont il ou elle est l'auteur(e).
On l'a laissé entendre : Alice Zeniter n'a pas sa langue dans sa poche ni son féminisme dans sa valise. Elle dénonce le sort des héroïnes de livres, toutes promises à ne point survivre au roman dont elles sont théoriquement la pièce maîtresse. Contrairement aux héros masculins... On la suivra en toute confiance, notamment quand elle décortique un essai sémiologique d'Umberto Eco. Ce qu'elle en tire est magnifique sur ce qu'écrire un roman veut dire.
Elle tient son pari de bout en bout, n'est jamais ennuyeuse et recevra une ovation des nombreux spectateurs qui, 75 minutes avant, ignoraient l'existence de Frédéric Lordon, voire même d'Anna Karénine et évidemment ne savaient rien du b.a ba de la sémiologie.
"Je suis une fille sans histoire" est un spectacle qui ne mérite aucune réserve et l'on remerciera chaleureusement Alice Zeniter de ne mépriser personne. On espère qu'elle renouvellera l'expérience et qu'à l'exemple de Pascal Quignard, on pourra à la fois la lire et l'écouter sur scène donner des cours délivrés de toute pesanteur professorale. On s'en réjouit d'avance ! |