Moto Hagio, au-delà du Shojo
Au début des années 70, une poignée de jeunes autrices émerge au Japon et vient révolutionner le shojo, le manga destiné aux filles. Parmi elles, Moto Hagio s'est distinguée par une œuvre riche et profonde qui transcende les frontières du genre. L'exposition rétrospective proposée au Musée d’Angoulême offre une plongée fascinante dans l'univers créatif de cette mangaka visionnaire.
Le shojo manga plonge ses racines dans la culture shojo, "pour filles", née de la scolarisation des filles à la fin de l’ère Meiji. A l'époque où Moto Hagio démarre sa carrière, le paysage manga est dominé par le shonen ("pour garçons"). Dans la filiation d’Osamu Tezuka, celui-ci subit une forte influence du cinéma et utilise la page comme un endroit où le mouvement peut se déployer. Les femmes mangakas apportent une perspective différente, puisant davantage leurs influences dans la littérature, et développent d’autres codes narratifs pour le shojo. Le monologue intérieur devient ainsi un élément essentiel pour explorer la psychologie des relations humaines.
La contribution de Moto Hagio au shojo est infusée de romantisme noir, comme dans son histoire de vampires intitulée Le Clan des Poe. Ancienne étudiante en stylisme, elle apporte un soin tout particulier à la représentation de costumes d’époque. S’écartant de la représentation d’une réalité contemporaine nippone, elle donne aux personnages de ses romances élégiaques des noms occidentaux (Thomas, Eric, Marybelle, etc.).
Des symboles et des représentations lyriques, tels que des roses surimprimées sur la case, illustrent la profondeur émotionnelle. Ses influences graphiques vont chercher du côté d’Aubrey Beardsley, du symbolisme mystique de Gustave Moreau et des figures longilignes du peintre hollandais Jan Toorop.
Elle mobilise la contrainte du noir et blanc dans le manga pour en faire un élément essentiel de son vocabulaire narratif, en jouant notamment sur le contraste entre la finesse de son dessin au trait et de grandes masses d’aplats noirs. On note aussi une utilisation fréquente du décor représenté en silhouette dans la dernière bande de la page pour en renforcer l’intensité dramatique.
Les questions de genre et d'identité occupent une place centrale dans son oeuvre. Cependant, il serait abusif d’avoir une lecture LGBTQ de ses scénarios. Il s’agit moins pour elle de revendiquer l'homosexualité que d’explorer l'asexualité, délaissant les aspects charnels pour se focaliser sur la dimension spirituelle des relations.
Lorsqu’elle crée Le Pensionnat de novembre, elle en fait une version féminine et une version masculine. C’est une révélation : elle se rend compte que les personnages masculins peuvent s’exprimer beaucoup plus librement et que la version masculine est bien supérieure à la féminine, qui sonne faux. En japonais, le genre locuteur joue un rôle important dans le choix des mots et des structures de phrase, les femmes utilisant des formes polies et évitant les formes trop affirmatives. Ecrire une romance entre garçons lui permet d’adopter un ton beaucoup plus libre. Avec leurs corps androgynes et leurs visages aux traits délicats, ses héros, garçons au seuil de la puberté, incarnent le chusei, genre neutre imaginaire idéalisé dans la culture shojo.
Dans le récit de science-fiction Juichi-nin iru ! (Ils étaient onze), le personnage de Flore appartient à une race extraterrestre qui reste hermaphrodite jusqu’à l’âge adulte et après sa majorité doit choisir si elle veut devenir homme ou femme. Dans un autre récit, elle imagine une société exclusivement masculine.
"Pour moi, la science-fiction et le fantastique sont éminemment proches du monde réel. C’est pour cela que passer par ces genres me permet de saisir plus facilement la réalité", dit Moto Hagio. Passionnée par la science-fiction depuis sa lecture de The currents of space d’Isaac Azimov, elle plonge avec délectation dans la liberté d’imagination offerte par ce genre.
En 1979, elle reçoit la commande d’une histoire de la part du magazine spécialisé SF Magazine : libérée de la contrainte de rendre le genre accessible aux néophytes et du carcan éditorial des publications shojo, elle peut laisser libre cours à son ambition narrative dans Le Triangle d’argent (Gin no sankaku), où elle déploie l’univers complexe et énigmatique d’un peuple qui se réunit tous les six ans pour avoir des enfants.
La diversification de ses récits compte même une incursion dans le shonen avec Dix milliards de jours et cent milliards de nuits.
L'exposition n'occulte pas les défis personnels de Moto Hagio, notamment ses rapports difficiles avec ses parents, qu’elle dit littéralement avoir eu envie de découper en morceaux, surtout quand sa mère lui interdisait de dessiner. Ces relations tumultueuses se reflètent dans des œuvres telles que Mon côté ange (Hanshin) en 1984 et La Princesse iguane (Iguana ni musume), explorant la question de l'incommunicabilité et du rapport à la mère à travers l’histoire d’une jeune fille que sa mère ne perçoit que sous la forme d’un iguane, au point qu’elle-même finit par se voir comme telle.
En 1992, Sous la domination d’un dieu impitoyable (Zakoku kami ga shihai suru) rapporte de manière explicite l’histoire d’un adolescent, Jeremy, victime d’abus sexuels et psychologiques de la part de son beau-père Greg. Cette forme d’écriture thérapeutique l’occupera près d’une décennie.
A noter que Moto Hagio a été la première mangaka à traiter de la catastrophe de Fukushima, démontrant son engagement à explorer des sujets délicats.
La vaste sélection de planches originales visibles dans l’exposition offre un magnifique voyage à travers l'exploration créative de l’artiste. Toujours active à plus de 70 ans, elle continue de fouiller les abysses de la psyché humaine. Son héritage perdure, influençant les générations actuelles de mangakas et laissant une empreinte indélébile sur le paysage culturel japonais.
L’exposition est présentée jusqu’au 17 mars 2024. |