Thierry Smolderen, de la théorie à la pratique
Comment donne-t-on à voir le travail d'un scénariste ? C'est le défi que relève l’exposition rétrospective consacrée à Thierry Smolderen, lauréat en 2023 du prix du meilleur scénariste pour Cauchemars Ex Machina (dessiné par Jorge González), album où il racontait une histoire racontant comment on raconte une histoire…
La carrière de ce Bruxellois installé à Angoulême depuis le siècle dernier est double. D’un côté, il est historien, théoricien, chercheur spécialisé dans la bande dessinée et enseignant. De l’autre, scénariste de bande dessinée depuis 35 ans, il a pratiqué toutes les formes du récit de genre.
L'exposition rend hommage à ces deux dimensions indissociables et explore à la fois la théorie et la mise en pratique de l'art scénaristique. Le commissaire d’exposition Jean-Pierre Mercier, qui a conçu l’exposition en étroite collaboration avec le principal intéressé, s’amuse d’avoir, pour la première fois, reçu un véritable scénario pour guider la trame de l’exposition !
Un parcours chronologique permet de découvrir des planches représentatives des différentes phases de son œuvre et de ses collaborations avec divers dessinateurs, choisies pour mettre en valeur certaines dimensions de son travail scénaristique. Mais l’on découvre aussi des éléments illustrant son parcours de chercheur, comme son premier essai paru en 1983 présentant une étude comparée du Garage hermétique de Moebius et de Tintin et les cigares du pharaon.
Smolderen écrit beaucoup sur la pratique du feuilleton et des intrigues improvisées, qu’il compare aux pratiques émergentes alors du jeu vidéo et du jeu de rôle. Il compose la trame d’un "livre dont vous êtes le héros" dans l’univers d’Astérix. C’est que pour lui la création scénaristique est une pratique de "bricolage", pour reprendre un terme cher à Lévi-Strauss. Et c’est bien ainsi qu’il le pratique. Dans une danse contradictoire avec sa rigueur de théoricien, il élabore son travail scénaristique à l’intuition, puisant dans des inspirations disparates, tissant des liens. On voit ses notes de travail pour la composition de ses scénarios, sous forme d’impressionnantes cartes mentales touffues.
Parmi les ingrédients de ce bricolage, un mur de l’exposition est consacré au concept de "stéréoréalisme", une manière pour le raconteur d’histoires de créer un effet de réel. Pour Smolderen, le récit de fiction est supérieur à la BD dite "du réel", et il ne se privera pas d’explorer une multiplicité de genres tournés vers l’imaginaire.
Dans les années 1980, la dessinatrice Séraphine lui demande de l’aide pour la suite de son histoire qu’elle peine à construire : le voilà passant de la théorie à la pratique du scénario. Dans les années 90, il aborde les rivages de la science-fiction avec la série ConvoiTM, dessinée par Philippe Gauckler, annonciatrice de beaucoup de choses du monde actuel (la VR, les cryptomonnaies, etc.), genre qu’il retrouve en 2012 dans Souvenirs de l’Empire de l’Atome avec Alexandre Clérisse. Avec Enrico Marini, génial dessinateur 19 ans obsédé comme lui par le manga, il fait la série Gipsy, véritable roman-feuilleton d’aventure pour adultes ; on y trouve de la violence, du sexe, de l’action, de la surenchère… Dans Ghost Money, il touche à l’espionnage et à ses liens avec la haute finance.
Fraîchement retraité de l’EESI (ancienne école des Beaux Arts d’Angoulême), Smolderen a eu l’occasion dans sa carrière d’enseignant de côtoyer une foule de jeunes auteurs, parmi lesquels il a repéré les dessinateurs de ses albums. "Si je propose une collaboration à une dessinatrice ou un dessinateur", dit-il, "c’est toujours parce que j’ai entrevu dans son travail quelques images – une seule suffit parfois – qui sont entrées en résonance avec l’une de mes envies de scénarios. Dès que ce déclic s’opère, je travaille "à l’intérieur" du style envisagé, restant en contact permanent avec les sensations qu’il provoque en moi. Je me raconte l’histoire, guidé par le plaisir diffus que me procure ce style, et par ce qu’il déclenche d’associations avec mon propre imaginaire, ou avec une période artistique, un genre narratif, une atmosphère, une problématique romanesque…"
Un théoricien on a une certaine vision de la bande dessinée. Avec les étudiants, il découvre un autre regard, celui que pose quelqu’un du métier, avec une relation directe de dessinateur à dessinateur. Côtoyer de jeunes dessinateurs lui fait tomber les écailles des yeux et aborder différemment l’art de raconter. Ce qu’il dit aimer avant tout, c’est essayer d’injecter sa théorie dans ses histoires, et qu’avec le dessinateur, ça grince.
Avec Jean-Philippe Bramanti, étudiant obsédé par Winsor McCay, il imagine l’histoire de la vie de ce dernier en rapport avec ses créations. Le dessinateur se livre à toute une cuisine de découpage, photocopie, collage, s’interdisant de redessiner McCay mais intégrant des éléments de son œuvre dans toutes ses planches. Résultat : 3 tomes en 15 ans.
Discrète parenthèse en face des planches de ce McCay paru chez Delcourt, on aperçoit quelques images d’un curieux comics fluo, Gun Justice. Il s’agit en réalité d’extraits inédits d’une élucubration de plus de 4000 pages menée par les frères Jean-Philippe et Olivier Bramanti, tous deux auteurs de bande dessinée, avec leur père, facteur en retraite passionné de dessin mais autodidacte, pendant les dix dernières années de la vie de ce dernier. Aperçu émouvant d’une autre pratique de bricolage et d’improvisation narrative…
Comme pour briser la chaîne de la chronologie, l’exposition se clôt sur un retour aux toutes premières bandes dessinées du XIXème siècle. Revenir aux origines et comprendre comment la bande dessinée s’est constituée permet de sortir des schémas que l’on a en tête. On découvre ainsi que Töpffer lui-même, cet écrivain suisse classiquement considéré comme le père de la bande-dessinée, n’a pas créé ce média séquentiel et rapide par goût du mouvement mais contre lui : opposé à l’obsession de la vitesse et de la modernité qui habite l’époque romantique, Töpffer invente cette forme dans une intention satirique, pour s’en moquer.
L’exposition est visitable jusqu’au 5 mai 2024 au Vaisseau Moebius à Angoulême.
Le prochain album annoncé de Thierry Smolderen est L’Atome d’or, à paraître en 2024 avec Laurent Bourlaud au dessin. |