Il est des artistes qui ne sont pas de notre temps. Ou plutôt : qui ne correspondent pas à notre époque fondée sur la surprodu-consommation, les excès en tous genres, le culte de la nouveauté et de l'éphémère. Ils ne peuvent trouver leur place : leur œuvre demande compréhension et patience de la part de l'auditeur et du "faiseur de disques", tous deux très peu disposés à un quelconque effort.
Cependant leur carrière, si elle peut exister néanmoins, sera plus tard reconsidérée, pesée dans une autre balance que celle des chiffres du commerce : celle du temps et de la qualité propre.
Les Tindersticks sont de ceux-là, n'atteignant pas pour l'instant le statut qui leur est dû, celui d'un Tom Waits, d'un Crazy Horse ou encore Nick Cave. Mélangeant admirablement la pop, la soul, le folk et la musique de chambre, leur crossover classieux, tout en nuance, et leur univers kaléidoscopique est trop complexe et fouillé pour le consommateur gavé, trop récurent pour le bobo happy-few lui aussi gavé. Aujourd'hui on aime les Tindersticks comme on aime Placebo ou Louise Attaque. Ce qui est impossible.
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Les Tindersticks, ce sont : une voix, des arrangements superbes, des guitares discrètes et efficaces, une rythmique qui virevolte comme une plume au vent, le tout posé sur des textes-short stories inspirés.
Une voix.
Celle de Stuart Staples. Grand, charmant, on l'imagine séducteur, acteur, tombeur, requin.
Sur scène, ces fantasmes tombes : l'homme est touché, se sent en décalage.
Hanté, habité aussi.
Cette voix.
Grave, sombre. Toujours fragile.
Le colosse aux pieds d'argile.
Ce n'est pas cela qui est à observer. Plutôt sa façon de chatoyer l'obscur, d'arrondir les angles de lames de rasoirs.
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Il est seul maintenant, sans Dikons, David et les autres.
Besoin de changements, d'air.
D'où ce Leaving songs véritable premier album de Stuart Staples.
Aux premières écoutes, l'impression est d'entendre un album de Tindersticks sans les glissements de l'archet de Dikons sur les cordes - comment peut-il en être autrement ?
De la même manière que pour les disques de son groupe, il faut approfondir pour saisir les changements de tons dans la substance.
Ils sont nombreux. Guitares folk et country, cuivres et trompettes, rythmiques ralenties, chœurs caressants, duos discrets avec Maria McKee et Lassa De Salla, titre a capella : les morceaux qui constituent cet album invitent à des valses champêtres, aux recueillements de tendresse.
Je n'écrirai rien sur ces chansons. Chacun les percevra intimement. Juste donner l'eau à la bouche.
Leaving songs porte admirablement son nom.
Quitter la mégapole.
La grisaille.
Quitter le grouillement, l'agitation hirsute.
Se fondre dans l'espace, refaire partie de l'ensemble, qui est somptueux.
Re-sentir les battements de son cœur.
Cet album est un oracle. Encore un. |