Réalisé par Emir Kusturica. Drame. 2 heures 16 minutes. Sortie le 2 octobre 2024. Avec Moreno De Bartolli, Miki Manojovic, Mirjana Karanovic, Mustafa Nadarevic, Mira Furlan.
Avant toutes choses, il faut remercier Malavida de faire revenir dans l'actualité Emir Kusturica que tant de bien-pensants espéraient voir croupir dans les poubelles de l'histoire du cinéma.
Tout avait pourtant bien commencé pour le natif de Sarajevo, à l'époque déjà lointaine de la Yougoslavie titiste. Pour ses premiers plans derrière la caméra, à 26 ans, il avait réalisé "Te souviens-tu de Dolly Bell ?" (1981). Au départ conçu pour la télé yougoslave, ce film lui avait valu le Lion d'Or du premier film à Venise.
Cinq ans plus tard, avec "Papa est en voyage d'affaires", pour sa première sélection cannoise, en compétition officielle, il obtenait la distinction suprême : la palme d'Or. Rien ne prévoyait ce résultat, l'année où "Pale Rider" (Clint Eastwood) et Détective (Jean-Luc Godard) étaient eux aussi en compétition. Mais, il se trouve que le président du jury, cette année-là, était Milos Forman. On se doute que l'histoire d'un petit garçon dont le père était victime du stalinisme dans un pays de l'Est, avait forcément rappelé des choses à l'auteur de "L'as de pique".
Aujourd'hui, quarante ans après sa sortie cannoise, on ne verra pas le film d'Emir Kusturica de la même façon. Il y a l'histoire du monde qui a rayé de la carte les temps du socialisme étatique. Il y a aussi l'histoire personnelle d'Emir Kusturica, petit garçon de Sarajevo devenu depuis "Papa est en voyages d'affaires" un fervent défenseur de la Serbie dépouillée du Kosovo par les Occidentaux et un soutien au président russe dans sa guerre contre l'Ukraine.
Quand on a vu, à l'époque de sa première sortie, "Papa est en voyage d'affaires", on se souvient qu'on avait modérément apprécié le film, en lui trouvant un "côté premier de la classe" ayant beaucoup vu les films du tchèque Jiri Menzel (et expliquant pourquoi Forman l'avait préféré à Eastwood ou Godard). On avait été sensible, évidemment, au futur acteur d' "Underground", Miki Manojovic, qu'on aurait nommé "Prix d'interprétation masculine" pour ne pas accorder la Palme à Emir.
En le revoyant, sans être aveuglé par le prisme cannois, on fera son mea culpa : pour un jeune cinéaste de 31 ans, Kusturica était sacrément doué et son film, par-delà ses aspects politiques, contait une belle histoire familiale, avec énormément de personnages, tous bien campés. Sans doute, y avait-il des correspondances avec Jiri Menzel avec une liberté de ton réelle et beaucoup de décontraction. Mais, finalement, Kusturica s'inscrivait plutôt dans la droite lignée de Fellini. Pas le Fellini de l'époque, celui de "Casanova" ou de "La Cité des femmes", celui de productions énormes. Non, on y retrouvait, avec quelques notes d' "Amarcord", le Fellini "noir et blanc", celui des "Vitelloni" et des films d'avant "La Dolce Vita".
On s'amuse beaucoup dans "Papa est en voyage d'affaires" et toute la partie où Mesa est condamné à travailler à la mine dure moins longtemps que la description de la jeunesse de Malik, son fils. Même la scène du repas où Mesa reprend le "contrôle" de sa famille après ses années d'éloignement n'a rien d'un règlement de comptes et peut se lire, comme l'ensemble du film, comme une comédie grotesque contant le post-stalinisme et l'avènement de Tito de manière assez positive.
Bref, "Papa est en voyage d'affaires" n'est pas ce film académique qu'on avait voulu voir à l'époque. Au contraire, le cinéma de Kusturica y prend forme. Pas encore totalement accompli, mais tout ce qui va exploser, notamment dans "Underground", s'y trouve en gestation, encore un peu timidement, sans doute à cause du contexte politique yougoslave... N'est-on pas proche de la disparition officielle du pays...
"Papa est en voyage d'affaires " est un film à voir ou revoir. Surtout que Malavida prévoit de continuer la "résurrection" du cinéaste Kusturica, en attendant son improbable retour derrière une caméra...
Philippe Person
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