Tout commence comme dans la ouate. "Eighteen Robins Road", comme l'adresse d'un passé perdu. Il y a dans ce début une mélancolie à l'intimité inhabituelle chez les Suisses d'Evpatoria Report, plus habitués aux grandeurs épiques d'une Odyssée cosmique écrite à quatre ou dix mains par Homère et le Pink Floyd d'"Atom Heart Mother" (le morceau, pas l'album). Mais ici, tout commence comme si l'on était seul ; non pas face au silence effrayant des espaces infinis, juste seul, bêtement, éventuellement au milieu de tout ces gens. Seul et dans la petitesse, la sienne propre. Seul peut-être face à un lac de montagne, à se souvenir de ce temps-là, 18 rue du rouge-gorge.
Maar (nom masculin) : cratère produit par la rencontre explosive du magma remontant vers la surface et de l'eau souterraine, qui alimente ensuite souvent un lac logé dans ce cratère. Voilà le travail que l'on retrouve à l'oeuvre tout au long de l'heure de cet album : goutte à goutte tout s'écoule pour grandir, lentement, tout enfle jusqu'à gronder, venu de loin, du plus profond, avec la force sûre de ces puissances enfouies qui remontent vers la surface. Les souvenirs les plus chers comme les forces naturelles elles-mêmes. Tout n'est que rencontre, entre éléments contraires, choc des températures, réaction explosive : le magma et l'eau ; les souvenirs et leur contemplation ; soi-même et l'immensité de la terre, les forces qui l'animent, en secret...
Ce sont ces rencontres qu'illustre la musique du quintet, par sa façon de construire patiemment ses ambiances, de faire naître ses explosions d'un presque silence. Autant Golevka, l'impérial premier album de la formation, était ample et spatial, autant Maar est souterrain. S'y incarne l'oeuvre silencieuse de forces immenses, profondes, muettes jusqu'au vacarme tellurique. Une assourdissante tranquillité, qui crève finalement et rugit, fracassante.
Contemplative sans verser dans l'intellectualisme, belle, évocatrice, puissante sans être jamais rageuse, mélancolique sans appitoiement, inventive sans verser dans l'expérimentation gratuite, la musique d'Evpatoria Report est impeccable de subtilité et de nuances. Sans aucune affectation, elle évite tous les écueils classiques de ce qu'il continue de convenir d'appeler le post-rock. A commencer par l'ennui que certaines productions récentes de la grande vague des suiveurs dénués d'inspiration, trop lisses, trop plastiques, ont pu générer.
C'est que le groupe sait s'épargner les longues montées trop appliquées à l'architecture aussi implacable que froide, pour ne pas dire insipide ; qu'il sait ne pas se laisser obnubiler jusqu'à l'absurde par la beauté de ses arrangements ; qu'il sait, aussi, donner à chacune de ses compositions une atmosphère différente, comme il l'avait déjà prouvé sur son album précédent (comparer l'ambitieuse ampleur de Dipole Experiment et l'approche bien plus directe de Taijin Kyofusho, par exemple) : mélancolie et introspection avec "Eighteen Robins Road", qui ouvre l'album ; urgence mal contenue avec "Dar now" ; une certaine apesanteur avec "Mithridate" ; densité et abstraction avec "Acheron", titre complexe et exigeant.
Certes, on pourra reprocher à l'album l'absence d'un final aussi grandiose que celui de son prédécesseur, qui avait là l'élégance de ne pas refermer l'univers qu'il venait d'ouvrir. On pourra même arguer qu'il est difficile de suivre l'unité des vingt minutes d'"Acheron", auquel échoit ce rôle difficile. Mais on ne boudera pas pour autant son plaisir : Maar est un excellent album. Attendu non sans une certaine impatience depuis trois ans déjà par ceux que Golevka avait laissé admiratifs, et publié au moment où le groupe annonce, comme Godspeed You Black Emperor et Fly Pan Am avant lui, un hiatus indéfini mais sans séparation, il reste l'une des meilleures sorties post-rock de l'année – et permet de confirmer tout le bien que l'on pensait de la formation, l'une des plus talentueuses du rock instrumental nouvelle façon dans notre vieille Europe. |