La venue des Melvins à Belfort était un évènement des plus improbables. Voire surréaliste. Cela eut bien lieu, pourtant. Ce groupe américain de rock-punk-metal iconoclaste, ce groupe aussi novateur que fou, ce groupe qui renvoie l’immense majorité des formations connues ou non au rang de vulgaires plaisantins, ce groupe que je suis depuis de nombreuses années a bien joué dans la petite (moins de 300 places) salle du Territoire de Belfort.
Et quelle soirée, mes amis !
Rhume carabiné, une impression de flottement pas réellement agréable, des gars me prennent pour Paul Newman, tout est déjà étrange… Une bière, une clope et Porn commence son set.
Porn (anciennement dénommé Men of Porn) est un concept musical obscur au line-up mouvant. C’est toujours le guru Tim Moss aux manettes électroniques et à la guitare qui ronronne, mais cette fois-ci accompagné d’un bassiste-bidouilleur et des deux batteurs de la soirée : Dale Crover des Melvins et Coady Willis, Melvins/Big Business.
L’intro/crescendo interminable et vomitive en forme de spirale sonique avait commencé à irriter les premiers réfractaires au mauvais trip qui prend son temps. Cependant, c’était impressionnant, Porn. Un son absolument titanesque, avec des basses qui vous secouent le squelette pour une musique autant planante qu’oppressante, un mix de drone progressif et d’électronique psyché futuriste qui m’ensorcela littéralement, me plongeant dans des abîmes contemplatifs, détraquant mes sensations, ramenant mon cerveau à un état proche du néant, changeant mon corps en minerai primitif vibrant.
Le jeu des deux batteries, minimaliste mais inventif, violent, tribal parfois, ou ambiant et soucieux du détail sur les cymbales, permettait cependant de faire voyager son écoute.
Vingt à trente minutes de set qui ne convainquirent pas tout le public, loin s’en faut. A réserver aux amateurs d’expériences sensorielles, à déconseiller à ceux qui n’ont pas la patience d’écouter, de ressentir, de se plonger dans une ambiance écrasante. Aucun jeu de scène, pas un regard, pas bonjour, pas au revoir, pas merci : parfait.
Clope dehors, Big Business quelque temps après.
Début en demi-teinte, Jared Warren à la basse-chant n’est pour l’instant accompagné que de son batteur Coady Willis, comme aux premiers temps du duo. Jared, débonnaire nounours, a une aura fort sympathique mais est aussi statique qu’un moustique grillé sur un spot. Il chante divinement bien (timbre spécial, faut aimer, moi j’adore), joue avec excellence, cependant les parties de guitare des extraits de "Here Come The Waterworks" manquent.
D’ailleurs, Dale Crover revient en renfort à la Les Paul après une poignée de titres. Le concert prend alors son envol, le hard-rock épais des Big Bisous nous emporte, avec son étrange lyrisme à la fois mélancolique et délicieusement pompier. Bon, il y a bien quelques instants de confusion du côté de la gratte à Crover (hey Dale, est-ce que t’as longuement bossé les parties de David Scott Stone, avant de le remplacer pour les tournées ?). Pas grave.
Le set consiste majoritairement en leur superbe second LP susnommé, additionné de quelques nouveaux morceaux très très intéressants, plus nuancés. J’aurai d’ailleurs la joie de les retrouver sur le EP Tour III (sorte de preview/demo d’un hypothétique nouvel album), vendu à leur stand exclusivement.
Le seul défaut de ce concert exécuté dans la simplicité fut sa brièveté. Dommage. Et qu’est-ce qu’ils ont l’air gentils, les BB’s !
Contrairement à leur tournée de 2007, une pause s’installe entre B.B. et Melvins (le duo ayant intégré ces derniers en 2005, petit rappel). Une pause qui dure, qui dure, qui dure, alors qu’on nous torture en passant du très mauvais hard-rock kitsch sur la sono. Qui sont les salauds qui nous balancent cette merde ?
Enfin les soldats se pointent la fleur au fusil, Dale, Jared, Coady et LE King Buzzo dans sa robe de cérémonie. Glong-gling-paf de vérification et le volume monte. Ca attaque. Oui, une attaque : village, brûler, piller, violer, tuer ! Ils jouent très très fort. Ca cogne méchamment et le morceau éponyme du petit dernier Nude With Boots est transfiguré, surboosté, ensoleillé et mélodique mais plus rapide et surtout… plus puissant. Si puissant qu’il en devient hymnique. D’entrée de jeu, on sait qu’on va s’en prendre plein la gueule.
Buzzo a le charisme sadique, le riff gras et ce tranchant cruel qui lui est si particulier… Sa voix est claire, forte, précise, juste. D’ailleurs, désormais tout le monde chante très bien dans les Melvins. Les harmonies à 2, 3 voire 4 voix sont totalement maîtrisées. Bluffant.
Les morceaux plutôt rock’n’roll et lumineux du dernier LP – ainsi que les "Dog Island" et "Dies Iraea" progressifs et démoniaques – démontreront aux septiques que leur dernier effort studio est loin d’être moyen, et même que ces morceaux sont taillés pour la scène. Peut-être sont-ils plus prenants que ceux du précédent A Senile Animal, également beaucoup joué ce soir.
L’ambiance relativement joyeuse est littéralement déchirée par un vieux classique revisité version plus, mieux et encore plus : "Eye Flys" (Gluey Porch Treatments, 1986) fout les jetons. L’intro rallongée voit les incroyables batteurs faire monter la tension à la limite du supportable. Et la suite est infernale. Un véritable viol.
Au rayon des vieilleries tueuses, signalons le tonnerre thrash-punk "Honey Bucket" (Houdini, 1993), virtuose puis tyrannique, le savoureux groove désaxé de "Tipping The Lion" (Stag, 1997), psyché biaisé, puis une version chaotique, désaccordée et erratique de "Boris" (Bullhead, 1991).
La fin de cette entité rampante sera un long moment de folie collective : l’impassible et corpulent bassiste sautera brusquement dans le public muni de son micro (toujours coiffé de sa toque de cuisinier baissée sur les yeux) pour enlacer, porter, serrer, pétrir des spectateurs limite gênés par une telle effusion sensuelle.
Pas très sain, tout ça, car les paroles schizophrènes serial-killeuses sont chantées sur le mode handicapés mentaux, ponctuées des bruitages porcins de Jared. Ils revisitent l’outro psychotique de "Boris" version poivrote, démente, pipi-caca-foutre. Drôle et dérangeant à la fois.
Toute la dernière partie du concert versera donc dans le délire limite débile. Avec un "Star Spangled Banner" ironique, impeccablement a capella et une reprise du réactionnaire "Okie From Muskogee" du Merle Haggard, chantée par Buzz, délaissé seul sur scène, guitare en sourdine. Ses compères Dale et Jared l’accompagneront à gorge déployée depuis le petit balcon de leurs loges, bouteille à la main et démarche titubante. On a l’impérieuse envie de les rejoindre là-haut et de faire la fête avec eux jusqu’au matin.
Buzzo nous dit bonne nuit, se casse après une heure et demie de concert sans aucun arrêt. Pas de rappel. Fin. On regarde les copains, on n’arrive pas à se parler. On se sourit, fait quelques gestes évasifs. Deux-trois onomatopées. Choqués, ivres de son, nous ne pourrons pas en parler tout de suite, les mots manquent.
Ils sont là, pourtant : l’enfer, le paradis.
Le bonheur. |