Le
terme krankiesque est bien en train d’entrer dans le dictionnaire de la
musique pas comme les autres, tant Kranky est synonyme d’une ligne musicale
radicale qui suit intimement les pas du label américain depuis les premiers
albums de Labradford.
Non pas que Kranky se soit enfermé dans une niche (aussi bien Low
que Jessamine ont pu trouvé leur place dans des styles
diversement excellents) mais a été le seul havre pour récupérer
de bons cœur des projets musicaux au style difficilement caractérisables
mais intimement voisins.
Ainsi ce nouveau groupe américain Growing est bien
parmi les siens quand il cotoie Stars of the Lid et autres droneurs
sur le mythique label chicagoan. Une musique où les mélodies avancent
cachées, englouties sous des nappes parfois à peine audibles de
drones, des vombrissements d’ampli ou d’oscillateurs, un jeu de
masque et de constrastes pour une esthétique instrumentale basée
sur la maléabilité du son et surtout une dilatation du temps,
une approche du domaine du présenti plus que du formulé.
Mais parlons plutôt des spécificités de cet album qui nie
la frontière entre ciel et mer : comme il n’y a que cinq morceaux
on peut se permettre pour une fois de les prendre les uns après les autres,
et à vrai dire cela tombe bien car si parler d’un disque est déjà
une tache ingrate (tout est relatif), décrire une telle musique sans
rentrer dans le concret frôle la congestion ou l’éceuil des
mots creux. Dire en effet qu’il s’agit d’un album ambiant
et méditatif serait le plus honnête, mais serait aussi catégoriquement
contredit dans le détail.
Le morceau d’ouverture "A Painting" est sans doute
le plus représentatif de l’album et une des meilleurs raisons de
passer l’après midi étendu sur son lit les oreilles en éventail.
Comme pour toutes les musiques répétitives, le terme d’innovation
se ballade dans les changements imperceptibles et c’est lui qui nous prend
par la main pour entrer dans ce disque beaucoup plus accessible que ne le ferait
croire un rapide balayage en borne d’écoute (heureusement il a
peu de chance d’être en présentoir dans vos supermarchés
culturels, dans un sens le matraquage marketing a du bon).
Loin d’un minimalisme d’étudiant en musicologie, le son est
simplement réduit à une orchestration limitée laissant
la place à une expression éparse et sans fioriture : une micro-riff
à la guitare, une cymbale, et un vombrissement retenu coloré de
quelques "larsens" , sur le papier on approche un dénuement
qui aurait rendu Phil Spector cardiaque. La lenteur des variations
donne accès à une dilatation du déroulement musical et
donc à un remise en perspective des facteurs d’échelle :
rapidement les moindres variations deviennent perceptibles et lourdes, et tout
évanouissement du son est craint tragiquement comme une disparition,
le surgissement d’un riff de guitare interpreté comme l’entrée
d’un nouveau personnage.
Cette musique est éminemment cinématographique et en tous cas
très scénographiée, le tout dans une clarté sonore
en contradiction avec les drones omniprésents, ce qui rappelle là
aussi beaucoup Labradford mais aussi le passage "the buildings
they are sleeping now" de Gy!be dans cette personification
habitée presque concrète mais qui évoluerait gracilement
sur la pointe des pieds.
Le deuxième morceau est beaucoup moins calme et mélancolique
et se décompose en deux parties. Après les échanges en
catimini entre une évolution mélodique éthérée
et un drone aux volontés hégémoniques bien contenu par
les arguments de la première, le silence se fait totalement… la
tension est à son comble, effritée seulement des explosions de
cymbales à nu et le retour du drone qui ne s’est pas avoué
vaincu et réapparait dans un tournoiement malsain. Un joli entrechat
plaisant et esthétiquement réjouissant qui est clos par l’arrivée
de guitares un peu grasses qui rappellent les écarts de Sun o)))
et ne sont pas vraiment bienvenues sans réussir à gâcher
le morceau. En fait la laideur de l’instrumentation n’est certainement
pas fortuite et au final constraste férocement avec la subtilité
du jeu sonore liminaire. Au delà de l’idée de dualité
un peu docilement appliquée, on se serait contenté de la seule
première partie qui occupe l’essentiel du morceau et aurait été
un des meilleurs exercices du genre.
C’est sur ce même gros son baveux que démarre le troisième
morceau, avec la différence ici que la guitare joue un air bien connu
des apprentis guitaristes, "Norveujiane Oude" comme on dit
chez Monsieur Jean. Un morceau sans intérêt, incompréhensible
dans l’ambition sinon un poil potache. "Cutting, opening, swimming"
est peut être une des seules raisons honnêtes de dire du mal de
cet album. Oublions le vite, on préfère nettement quand Growing
ne cède pas à la tentation de grandir trop vite et de rester un
artisan horloger du son.
"Southern Wrights" est clairement à part dans le
disque et il utilise la guitare dans une approche beaucoup plus classique et
paradoxalement ici étonnante. Elle rappelle assez le "Hunting
Bears" de Johnny Greenwood dans l’intention voire la
tentation de l’abîme de "Dead Man" par Neil
Young. Le titre est assez court par rapport au rythme du disque, les autres
morceaux naviguant en effet autour du quart d’heure, et sert d’avantage
de transition tourmentée que de véritable "histoire"
contrairement aux autres épanchements musicaux. La différence
est qu’ici on est dans une structure plus classique à l’évolution
relativement rapide qui offre une miniature répétitive saisissante
et inspirée, on sent presqu’un manque à la sentir ainsi
isolée et non intégrée à une composition plus conséquente.
Au final il permet de donner plus d’âme à l’écoute
du disque en ajoutant une coloration qui trouve très bien sa place insérée
dans le tracklisting.
Si vous avez bien compté vous arrivez au terminus, dernière station
de l’album. "Pavement rich in Gold" est un morceau
atypique, celui qui indique clairement que ce n’est pas un disque de plus
produit au kilomètre par des fous furieux qui se prennent au sérieux.
C’est le morceau le plus étoffé du disque, à vrai
dire, pleinà craquer qui navigue avec désinvolture dans la palette
du groupe avec une évolution réjouissante et communicative. Ce
groupe qui nie la frontière entre ciel et mer s’amuse à
jouer sur l’audibilité de certaines boucles et une manipulation
du son vaporeuse. Le morceau commence par un enchevêtrement de nappes
et de glissando qui s’évanouissent en un souffle qui sert d’appui
à un hymne entre un solo de guitare déclamé pas vulgaire
et à des chœurs chantés dans le lointain pour un résultat
assez rigolo avant de se rendormir en douceur dans un coda qui joue à
plein sur la mélodie stéréo (autant dire plus subtil que
sur Interstellar Overdrive).
Il y a un temps pour tout, et ce disque correspond à une approche plus
posée et contemplative de la musique, pas forcemment plus complexe, mais
dans un rapport moins direct et viscéral que ne le sont les canons du
post-rock épique (Gy!be, Eits, Mogwai…). Dans cette filiation ce
disque mérite un attention particulière si l’on arrive à
faire abstraction des quelques fautes de goût qui cassent un peu le mythe.
Au final ce premier disque de Growing a vraiment ses moments et assure que
Kranky a encore du flair et reste… krankiesque. |