Comme Memphis, Nashville, Detroit ou Seattle en leur temps, la ville de Tucson (Arizona), insignifiante jusque-là sur le plan géographique, est devenue depuis dix ans une étape majeure de la carte musicale des Etats-Unis. Vue de l’hexagone, elle constitue une destination idéale pour certains musiciens branchés désireux d’échapper à la franchouillardise ambiante et se frotter (en rêve) aux grands espaces et une certaine idée de l’Amérique.
La raison d’un tel engouement ? L’émergence, à la fin des années 90, du groupe Calexico, adoubé par la critique et dont l’influence a été déterminante sur un grand nombre d’artistes français. Musicalement, le groupe proposait (et propose encore) un genre de chanson rock mélancolique, entre country folk électrisée et alternatif adulte, mêlée d’instruments traditionnels ou de guitares morriconiennes (avec parfois une pincée d’épice chicano pour relever la sauce). BO idéale d’un road-movie contemplatif : la mythologie grand Ouest passée au tamis d’une intellectualisation européanisante, Amérique mythique sans la rednekitude qui, dans la réalité, l’accompagne.
Il y a dix ans, à dire vrai, nous avions suivi cela de très loin, peu enclin alors à cautionner les modes dictées par les Inrockuptibles ou Magic (on est intransigeant ou on ne l’est pas !), et notre itinéraire d’auditeur n’avait pas vraiment croisé la route de Calexico. Néanmoins, à travers les connexions avec certains artistes d’ici (Murat et son Mustango, Françoiz Breut sur "20 à 30.000 Jours" , plus récemment Héléna Noguerra et Federico Pellegrini pour leur Dillinger Girl & Babyface Nelson avec les French Cowboy), le cachet sonore labellisé Tucson/Arizona avait pu nous atteindre presque sans qu’on s’en aperçoive.
De fait, nous n’avons pas été particulièrement dépaysés en entendant par hasard le premier véritable album de Marianne Dissard, produit et composé par Joey Burns, leader du groupe précité… Pas dépaysé, et même presque en terrain familier ! y trouvant une infinité de résonances avec des choses connues et appréciées.
Ignorant au départ l’identité de l’artiste et ses prestigieuses connexions, c’est tout bêtement la pochette qui nous a attiré vers ce disque. La vue émue de cette piquante brunette accroupie, très classe, au milieu de décombres poussiéreux, émergeant du sale décor sépia telle une jolie fleur (dans sa robe verte) poussée sur un méchant terreau plouc.
Malgré la lourdeur de la comparaison, nous n’étions pas loin du compte : ladite Marianne est une petite frenchy immergée depuis l’adolescence dans cette Amérique-là, artiste multicarte gravitant aux alentours de Tucson avec son compagnon musicien Naïm Amor, lui-même proche de la mouvance Calexico. (On laissera le lecteur se reporter à la biographie de la donzelle sur son très joli site, pour remonter le fil ; et retrouver les innombrables traces de ses prestations avec le groupe).
Marianne Dissard n’est donc pas, a priori, une de ces donzelles parties (comme récemment Héléna Noguerra) s’acheter à peu de frais une authenticitéroots le temps de quelques semaines en studio. L’Amérique musicale qui irrigue les sillons de ce disque semble bien ancrée dans sa biographie, et se fond assez à la littérarité de son français natal pour accoucher d’un idiome artistique familier ET dépaysant, qui nous venge de la trop casanière Nouvelle Scène actuelle…
Qui plus est, si l’album est drivé par le leader de Calexico, Marianne Dissard ne se contente pas de jouer la petite chose fragile aux mains de brillants réalisateurs. Elle s’approprie le projet, dont elle signe tous les textes et en constitue bien l’élément principal : artiste plutôt que muse, en somme… ce qui ne peut que nous réjouir.
Pour en revenir au disque : malgré la familiarité immédiate avec cet univers et les qualités apparentes de son écriture, l’impression initiale ne fut pas tout à fait positive… Musicalement, le chant de Marianne Dissard, tout en faiblesses et descentes chuchotées dans les graves, nous semblait trop fragile pour assurer sans heurts la durée d’un disque entier. L’impression, par moments, d’écouter une voix témoin fredonnant le genre de chansons idéalement destiné à être interprétées par la gorge profonde et grave de Françoiz Breut ; laquelle a, on le sait, pas mal puisé dans l’option calexikesque pour forger son identité musicale.
Et puis… comme souvent, il a fallu laisser le temps, l’espace nécessaire à ces chansons pour s’immiscer, déployer peu à peu leurs charmes et nous guérir finalement de ces réticences initiales.
Evacuons illico la comparaison peu flatteuse avec Françoiz Breut : si la voix de Marianne Dissard, plus limitée a priori, ne peut prétendre véhiculer une musicalité identique à celle de la cherbourgeoise, son chant possède un écheveau de nuances (sur le souffle, la cassure ou les écarts de diction) assez riche pour éviter l’impression de monotonie qui prévaut parfois chez sa collègue. Elle donne aussi moins dans la joliesse systématique (péché mignon de la môme Françoiz), et ose au contraire une relative sécheresse de timbre qui contraste bien avec certains arrangements doux ou luxuriants.
Surtout, elle propose un songwriting autrement plus original que celui (tout neuf et encore balbutiant) de la cow-girl de Cherbourg. En effet, l’écriture de Breut, même partiellement émancipée sur son 4e album (tout juste paru), se verra toujours influencée et/ou comparée avec celle de son ancien Pygmalion Dominique A. Alors que les textes de Marianne Dissard n’existent à nos yeux que par et pour eux-mêmes, sans référent écrasant auxquels les mesurer ; ce qui a tendance à créer une personnalité artistique plus singulière, nous semble-t-il…
Alors, après une telle mise en bouche… De quoi est-il vraiment question dans ce disque ? Pour cause d’écriture codée et stylée, l’on serait bien en peine de le dévoiler tout à fait, même si des thèmes universels (la vie, l’amour, les filles vaches et les garçons vachers) paraissent se dégager.
"Pourquoi je ne peux pas écrire un chant patriotique" ? C’est pas cette belle et peu commune question que démarre véritablement l’album, plage 2 ("Le Lendemain"), posant la problématique textuelle passionnante qui irriguera l’ensemble du projet : si la langue utilisée est le français, les sons et collages d’images auxquels il se trouve associé se rapprochent, pour le coup, plutôt d’un songwriting anglophone, imagé et elliptique, très loin de la bête narration chère à la Nouvelle Scène actuelle…
On goûte ainsi particulièrement "La Saison des Sans-Façon", qui sur une belle ligne mélodique, brode sur la fascination masculine pour ce qui se passe sous les jupes des filles… Champ lexical de l’humidité, métaphores de donzelles inaccessibles sur des barques et garçons nageant désespérément autour… pour suggérer quoi ? l’éternelle interrogation-incapacité face au désir féminin ? Peut-être, peut-être pas… C’est l’intérêt des textes légèrement cryptés : chacun est libre d’y coller ses propres (ou sales) obsessions, combler les trous avec les remous peu avouables de sa psyché.
A l’inverse, "Les Draps Sourds" proposent (exception à la règle) le texte le plus aisément décryptable du lot, retranscrivant sur un rythme de rock-manouche-musette (ça existe ?) une saynète amusante : deux amants coupés du monde s’aiment sous les draps tandis que leur chambre se voit prise d’assaut par une foule de fâcheux, sans que cela altère le moins du monde la ferveur de leur étreinte. Cette bonne idée, cinégénique en diable, a justement donné lieu à un clip réunissant pas mal de musiciens de passage à Tucson, voici quelques mois, dans le cadre d’un « échange culturel » ; parmi ces figurants, quelques noms déjà mentionnés ici : French Cowboys, Katerine, Dominique A…
A propos de ce dernier : "Ce Visage-là" nous replonge avec délices dans une option (chanson rock dépressive à guitares efflanquées, calme-avant-la-tempête pour voix balançant de gentilles horreurs) proche de ce qu’il pouvait produire en 99/2000, entre le premier album usiné pour Françoiz Breut et son propre chef-d’œuvre "Remué". Textuellement parlant, on y trouve des éléments (chronique d’un désamour, géographie des traits, changés depuis la fin de l’idylle et désormais froidement auscultés) qui rappellent les "Retrouvailles", "Je Suis Une Ville" & "Ma Vieille Tête" de ce dernier.
Dans la même connexion, on est heureux d’apprendre que "Flashback" avait jadis été proposée à Françoiz Breut, qui l’avait interprétée en scène (mais jamais enregistrée). On se dit alors que l’on n’a pas tout à fait rêvé les comparaisons effectuées un peu plus haut. La chanson proprement dite semble décrire, sur fond d’accordéon pas con, certaines poses amoureuses guettées par un « orage innocent », visions d’hommes surnageant au-dessus du ressac, dans une ambiance de rêve humide du plus bel effet.
De leur côté, éclaircie bienvenue dans un album plutôt mélancolique, « Les Confettis » tiennent la joyeuse promesse suggérée par leur titre, mélodie chaleureuse pour un amour dangereusement festif, fin de soirée embrumée et petits papiers en feu.
Figurant parmi les plus belles plages de l’album, "Merci de rien du tout" déroule quant à elle une litanie de remerciements paradoxaux, menus plaisirs formant au bout du compte une ode à la vie et la beauté du quotidien (lorsqu’il a la chance d’être aussi artistement retranscrit). Ce texte, d’une grande beauté et d’une fausse simplicité, mérite d’être cité in extenso : "Merci la belle gaffe, et le vin en carafe. Merci les pieds glacés, tes mains pour les masser. Merci pour les draps blancs, et le sommier branlant. Merci de rien, du tout. Merci de rien. Merci de tout. Merci le lendemain, un savon, tes deux mains. Merci pour le thé chaud et pour la météo. Merci pour les fous rires, la partie de plaisir. Merci de rien, du tout. Merci de rien. Merci de tout. Avant que j'oublie et que ne s'efface la métamorphose. Avant que j’oublie et que je ne fasse ailleurs la même chose... Merci de la merveille qu’est le jour au réveil. Merci pour le mystère soudain d'être sur terre, Mystère que tous ces riens qui font de tout un bien. Merci de rien, du tout. Merci de rien. Merci de tout".
La mise en musique, toute en cordes diverses et variées, est au diapason d’une telle réussite : belle insistance des riffs de guitare sèche, profondeur des violons/violoncelles en renfort ; et au bout du compte, un solo de guitare rappelant le son chaud, saturé mais fragile d’un T-Rex millésime 70 (premier album après la période hippie, "The Time of Love is Now", "Diamond Meadows" ou "Summer Deep" , les puristes comprendront). Au terme de tout ceci, le spectre sonore bruisse encore d’une foultitude de détails étonnants, parmi lesquels une américanisante voix mécanique, récitant au loin un alphabet français ou une leçon de linguistique… manière d’épaissir un peu plus la problématique de la langue, et comment s’en servir.
Toujours dans les histoires de langues, pâteuses et entremêlées cette fois : "Trop Exprès" évoque un amour gueule-de-bois, dialogues murmurés-chuintés entre corps malaisés et mots titubants… Plutôt réussi, hormis un petit orgue omniprésent, qui finit par devenir un chouia trop démonstratif dans la dernière partie du morceau.
"La Cayenne" , autre merveille pouvant prétendre au titre de sommet de l’oeuvre, est encore une chanson d’amour paradoxale, d’une grande douceur malgré l’amertume d’un départ ; mystère subsistant sur ce que peut bien être la cayenne du titre, épice sentimentale ou destination inquiétante ?
Enfin, "Indiana" , qui clôt le disque dans une atmosphère spleenesque, reprend une dernière fois la dualité rock-amoureuse (France/USA) chère à l’auteur et les oppositions qu’elle entraîne, entre chambrette confinée et vastes horizons, petite love story et grande Histoire… le tout saupoudré de clins d’œil cinématographiques (première passion de l’artiste), et cette constatation lancinante qui résume peut-être tout l’album : "Quelle drôle de chose, le désir !"
Au final, on comptabilise (ravi) environ une moitié de très grandes chansons sur ce premier album, six perles aux charmes contenus (il nous en aura fallu, du temps, pour les dévoiler !) mais appelées, désormais, à faire partie de nos classiques personnels. On n’en fera pas l’énumération (le lecteur curieux pourra se faire sa propre liste), mais pour un coup d’essai, le ratio est remarquable. D’autant que les autres morceaux se tiennent également très bien, et que le disque n’a à peu près à rougir de rien (hormis de plaisir).
Tous ces titres étant d’abord parus en version démo sur le site de l’artiste, on peut aussi s’offrir le luxe de comparer les originaux et le résultat final : le travail d’orchestration et réalisation, pour soigné qu’il soit, n’a pas étouffé le charme initial de ces maquettes, conservant à l’ensemble une proximité et une intimité qui font plaisir à entendre (là où tant d’artistes peinent à retrouver en studio la ferveur des enregistrements domestiques, dont ils ne proposent souvent qu’une relecture ripolinée et grossie). Pour cet équilibre précaire entre amour de la belle ouvrage et vestiges préservés de la rugosité initiale, on ne peut que louer le travail de Joey Burns et ses accompagnateurs.
Enthousiasmé, l’on attend donc avec impatience les scènes communes que Marianne Dissard et Françoiz Breut (dont on a dit un peu de mal ici, mais que l’on aime bien, en réalité) devraient bientôt partager, au cours d’une tournée européenne qui passera par la France, au printemps prochain.
Retrouvez Marianne Dissard
en Froggy's Session
pour 4 titres acoustiques
en cliquant ici !
|