Amis
lecteurs,
À l’heure où s’avance à grandes
enjambées la rentrée littéraire de janvier,
avec son lot d’événements, de surprises,
d’émotions et de mots (de maux ?…) attendus,
et avant de narrer dans de prochains articles les nouveautés
qui nous auront, j’espère, enthousiasmés
(celles déjà lus ne me convaincant qu’à
moitié…sinon pas du tout, je préfère
faire silence sur eux, mais tout de même, je n’ai
pas encore pu me procurer le dernier opus d’Andréï
Makine, Jonathan Coe semble avoir écrit un roman de haute
lignée, Olivier Adam a encore progressé, sans
parler du nouveau Paul Auster…
Je garde tout espoir d’être comblée !) Laissez-moi
retourner un court instant sur celle de septembre et vous narrer
la joie des prix littéraires qui s’en suivit, laquelle
me valut de passer un Noël des plus… mouvementés
!
À ce qu’il paraît, on aime assez, quand
on est libraire, se faire "passeur d’envie"
et se jeter, corps et âme, sur tout client potentiel pour
lui faire découvrir les nouveautés, les pépites,
les œuvres singulières injustement méconnues
et partager avec lui son enthousiasme et sa passion. Soit. Reste
que lorsqu’on a le bonheur de l’être, justement,
libraire, dans une de ces merveilleuses "grandes surfaces
spécialisées" où votre qualité
de vendeur - ah non pardon, pas vendeur mais "conseiller
de vente", beaucoup plus noble vous me l’accorderez
- est claironnée par un certain gilet aux mirifiques
couleurs qui ne s’accordent, soit-dit en passant, avec
absolument aucune de vos tenues, c’est déjà
nettement plus difficile de vendre autre chose que du Musso
et du Lévy !
Mais bon, goût du risque, amour de la littérature,
d’accord, d’accord, je tentai l’aventure et
décidai, cœur en bandoulière, de consacrer
mes forces et mon attention sur mon coup de cœur du moment
(et qui le restera, c’est sûr, encore longtemps)
: le sublimissime roman de Jean-Marie Blas de Roblès,
"Là où les tigres sont chez eux" paru
aux éditions Zulma.
Pari fixé par mon chef : en vendre quarante pendant
le mois de décembre. Bigre ! La tâche ne s’annonçait
pas facile… Car l’animal ne se donne pas d’emblée,
et son beau volume risquait d’en impressionner plus d’un,
avec ses 766 pages encrées d’une écriture
fine et ténue aux marges étroites… C’est
vrai, je reconnais, Musso, c’est toujours écrit
plus grand et plus gros. Mais vaille que vaille ! L’objet
était beau, son contenu précieux : je décidai
de relever la gageure. Et puis, je n’étais pas
si folle : il était ceinturé, le bon, par un joli
bandeau rouge portant mention "Prix Médicis 2008"
depuis peu, et les jolis bandeaux rouges sont bien connus pour
être d’efficaces adjuvants à la vente…
Il fallait se lancer : je me lançai ! Car s’il
était un livre pour lequel j’acceptais de me casser
les ongles et m’arracher les tripes, c’était
bien celui-ci.
"Là où les tigres sont chez eux" est
en effet un ouvrage rare, de ceux qui nous offrent de ces petits
moments de pure littérature où la force le dispute
à la grâce, en élégance et en violence.
Ne serait-ce que par l’ampleur du récit et la
densité des personnages évoqués, en premier
lieu.
Le livre débute ainsi par le portrait d’Eléazard
von Wogau, vague correspondant de presse de l’agence Reuter
retiré au fin fond du Nordeste brésilien après
sa rupture avec son ex-épouse Elaine, une brillante archéologue
au caractère plein et entier qui ne supportait plus son
cynisme désabusé un rien immobiliste… Elle
n’hésitera d’ailleurs pas, la courageuse,
l’insensée passionnée, à se lancer
en plein cœur du roman dans une expédition des plus
périlleuses au creux de la jungle redoutable du Rio Paraguay
dans l’unique espoir de retrouver des fossiles préhistoriques
inédits, avec pour toute compagnie trois siens collègues
aussi magnifiquement fous-furieux qu’elle et un passeur
plus que douteux…
Gravitent autour de ces deux premiers les figures de leur fille
Moéma et sa compagne Thaïs, deux étudiantes
paumées qui tâchent de masquer leur désarroi
respectif en ingérant forces drogues pas vraiment douces
et se rassurent en se cachant derrière un engagement
de façade pour diverses nobles causes, comme la défense
des intérêts indiens ou l’amélioration
des conditions de vie des miséreux des favelas…
On ne tarde pas non plus à découvrir le docteur
Euclides, grand ami d’Eléazard et malicieux vieillard
à l’érudition considérable ; et il
faudrait encore citer pour être complet le nauséabond
gouverneur José Moreira da Rocha et sa dépressive
de femme Carlotta, celui-ci complotant lâchement dans
le dos de celle-là pour faire main basse sur sa fortune
et organiser une très juteuse spéculation immobilière
à grande échelle, quitte à faire couler
le sang…
De fait, peu lui importe qu’au passage soient définitivement
ruinées des existences aussi misérables que celles
du chétif mais diablement débrouillard Nelson,
infirme de son état et de son oncle Zoé, qui survivent
tant bien que mal dans les ruines du bidonville de Fortaleza.
Mais gare, gare aux ressentiments terribles qui agitent les
délaissés, les pauvres, les démunis qui
n’ont plus rien à perdre que leur sens de l’honneur…
Tout commence pourtant autour de la figure du noble jésuite
Athanase Kircher, lorsque Eléazard reçoit le manuscrit
inédit de son disciple Caspar Schott. Son agence le presse
en effet de traduire la biographie que son dernier dresse de
son maître, la très hagiographique "Vie d’Athanase
Kircher". S’amorce alors pour le pauvre Eléazard
un long et fastidieux travail d’annotation autour du personnage
qu’il abhorre plus que de raison et ne manque jamais d’assassiner,
au cours de discussions animées avec son cher Euclides
comme dans ses travaux personnels - une thèse jamais
achevée alors qu’il n’était encore
qu’étudiant - ou ses propres Carnets, des écrits
plus intimes rédigés sous forme de listes incongrues
drôlissimes et de fragments méditatifs où
sont régulièrement cités Wittgenstein et
autres grands philosophes… Il s’y montre, en dépit
de sa vive intelligence, d’une très pétillante
mauvaise-foi qui prend à parti le lecteur pour son plus
grand amusement !
C’est là, sans doute, que Roblès marque
par son génie l’histoire de la littérature.
Son livre, qui eût pu se contenter d’être
un formidable roman d’aventure, est également un
immense roman historique, et fait montre d’une érudition
peu commune.
Car l’animal Kircher a réellement existé,
orientaliste et savant du XVIIe siècle qui prétendait
au savoir encyclopédique et parvint entre autres choses
à s’enorgueillir à tort du déchiffrement
des hiéroglyphes égyptiens. Grâce à
Roblès, on découvre, on voyage, on avance en jubilant
dans l’histoire de la philosophie et des sciences, et,
fait rare, on progresse en s’interrogeant via les personnages
sur l’édification des Idées et le sens de
la culture, la relativité des sciences et la construction
de soi…
Son écriture ne gagne pourtant jamais en lourdeur. Bien
au contraire, "Là où les tigres sont chez
eux" subjugue par la remarquable maîtrise du sens
de la narration dont fait preuve l’auteur au fil des pages.
Pas un essoufflement, pas une redondance, pas un ralentissement
dans le rythme effréné de ce roman-somme, en dépit
de la multiplicité des personnages qui se sont surajoutés
au fur et à mesure du récit.
A l’aide d’une architecture ultra-cadencée
habile à déjouer ces écueils, Roblès
a en effet intercalé les histoires respectives des différents
protagonistes de son ouvrage chapitre par chapitre, selon un
ordre précis. Chaque partie débute ainsi par un
morceau de la biographie d’Athanase Kircher, à
laquelle suit et se répond le récit des aventures
des tierces comparses du roman en une vertigineuse série
de mises en abyme.
Et les chapitres de se faire de plus en plus courts et vifs,
l’intrigue de plus en plus serrée - car il faut
bien parler d’intrigue, d’intrigue et de suspense,
quand on évoque ce livre unique - tant le cheminement
de l’un n’est jamais sans faire écho à
celui de l’autre, malgré les changements d’époques
et de lieux incessants, bonds en avant ou en arrière
dont use et abuse l’auteur avec une adresse infinie…
Pas ici de réelle unité de temps et de lieu donc,
on l’aura compris, mais au final, la boucle de se boucler
et tous de se rejoindre autour d’un questionnement général
sur la place de l’homme et sa tentative désespérée
de faire sens dans un monde violemment déréglé,
quelle que soit l’époque considérée…
Athanase et la religion catholique, Eléazard et son amour
de la philosophie, Moéma et ses velléités
d’engagement citoyen, Elaine et ses fossiles, Moreira
et ses magouilles politiques auxquelles répondent la
haine de Nelson et ses projets de vengeance…
Chacun, à sa manière, interroge la réalité
qui l’environne et se débat pour y poser ou apposer
un ordre, un sens, une vérité sur laquelle s’appuyer.
Et le constat de se faire, sans illusion ni faux-semblant, implacable
: peu importent la force et la volonté dont elle fait
parfois montre, l’humanité en son fond reste bien
d’opacité, et trouble sinon tragique restera son
destin, en forme de fatum… Faute de lucidité, de
prise de recul… d’intelligence ?
Ah, au fait, j’ai vendu, au cours du mois de décembre,
une trentaine de volumes de ce petit trésor. J’ai
donc perdu mon pari, et avec lui mon hypothétique prime
de trois euros vingt-cinq (ciel, quelle déception !!!…).
Mais avec, au final, trente paires d’yeux brillants de
convoitise et de plaisir, trente paires de mains avides et gourmandes
et, qui sait, trente bouches arrondies par la joie, toutes prêtes
à continuer de diffuser ce message : ne passez pas à
côté de ce petit chef-d’œuvre à
la suavité douce-amère, qui, sous couvert d’aventures
romanesques éblouissantes et tapageuses, laisse s’agiter
dans l’esprit un petit vent contraire de réflexion
éminemment salutaire…
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