S'il y quelque chose qui a toujours été d'une évidence totale pour moi, c'est la secrète parenté entre les mondes du jazz et du hip hop. Il s'agit moins d'une filiation historique ou directement musicale (quoique), que d'une proximité d'intention : la liberté, la folie, le goût de l'inspiration, une certaine façon de débouler, de se rendre, peut-être, inécoutable, lorsqu'on a été tout d'abord socialement indésirable – souvenons-nous qu'avant d'être une musique bourgeoise réservée aux élites cultivées, le jazz a été musique du ghetto, née de la ségrégation institutionnalisée.
C'est donc avec la conviction d'aller toucher du doigt une vérité fondamentale de l'histoire de la musique du vingtième siècle, petit bonheur simple s'il en est, que je me suis rendu ce mardi 17 mars au Grand Mix de Tourcoing, qui fait une fois encore la preuve de la diversité et de la richesse de sa programmation en accueillant Eric Truffaz et Sly Johnson, duettistes étonnants pour un projet original, The fly.
Mais avant d'en venir là, louons le dieu des premières parties locales, qui a certainement inspiré la programmation du groupe lillois Sphères, fort à sa place en cette soirée.
Pour être honnête, je ne connaissais pas l'existence de cette formation, qui a fait sien le projet de marier le jazz (le plus recommandable, parfois un rien coltranien dans ses accents) et un chant rappé abreuvé de hip-hop et de slam.
Le quintet (chant, clavier, contrebasse, batterie et sax / clarinette basse) réussit à merveille ce mariage.
Le public se laisse porter avec plaisir par le chant introspectif, à la scansion douce, les textes du registre de l'intime, les débordements lyriques des lignes mélodiques complexes où s'emmêle le saxophone, les explosions soudaines, gorgées d'une émotion dans laquelle on devine une sincérité touchante. Une belle découverte, dont on suivra avec attention les aventures.
Du côté de The fly, ce sont en fait les avatars de Rendez-vous, dernier opus d'Eric Truffaz, que l'on est venu découvrir sur scène.
Ce triple album (!) proposait en effet trois collaborations différentes, sous les titres de Bénarès, Mexico et Paris, ancrées dans trois univers sonores très différents. Où l'on retrouvait, donc, ce goût de l'auto-réinvention, de l'exploration des limites et de la collaboration qui ont toujours été l'apanage du trompettiste (et qu'il serait trop long ici de détailler, puisque cela reviendrait tout simplement à disséquer l'ensemble de sa discographie).
Paris marquait précisément la rencontre avec Sly Johnson, beat boxer et vocaliste, issu de la scène hip hop, découvert au sein du Saïan Supa Crew et retrouvé plus récemment aux côtés de Camille, autre grande exploratrice musicale. C'est cette rencontre que le projet The fly tente de prolonger, avec un spectacle partiellement improvisé, qui accueille également le batteur Philippe Garcia ("Cap'tain Planet"), acolyte habituel de Truffaz.
Sur scène, seront joués quelques titres de Paris (dont l'excellente reprise de "Come Together" des Beatles, délicieuse touche pop) ; mais Eric Truffaz le dira clairement : c'est l'improvisation qui est le cœur même de ce projet. De fait, on sent qu'une réelle communication passe entre les trois hommes, qu'un plaisir commun anime, celui de jouer, tout simplement. Ce qui n'exclut pas une forme de surenchère, de défis muets, de ces défis sans perdant, ces "chiche que..." enfantins. A ce jeu, le duo basse (à la bouche) – batterie (à la baguette) s'en donne à cœur joie.
Voûtés sur leurs pédales et machines, samplant et triturant le son (jusqu'à faire ressembler, parfois, un chorus de trompette à une envolée de synthétiseur), les trois musiciens bricolent en direct une musique impossible – acceptant avec simplicité et bonne humeur quelques accrocs. L'élégance des grands.
Très ample, la musique ainsi produite, gorgée d'échos et de résonances, de rythmes impossibles, traversée de fulgurances soudaines, déchirée de languissantes plaintes, est à la confluence d'univers étrangers. Pourtant, elle ne prend jamais l'air d'un collage incongru, d'une juxtaposition déplacée. On est dans le jazz, on n'en sort pas, l'apport des beat box, s'il donne une nouvelle coloration intéressante à l'ensemble, ne dévoie rien, au contraire. Les amateurs de Truffaz retrouvent ainsi sans difficulté son jeu si caractéristique, tout en couleurs chaudes et hypnotiques.
Certainement que le trompettiste s'était déjà à plusieurs reprises rapproché des sonorités venues du monde du hip-hop et que son identité tient justement en cette facilité qui est la sienne d'ouvrir son univers. Une réussite, encore une fois, qui confirme son statut de musicien culte, grand explorateur des terres aventureuses. |