Ce n'est pas encore aujourd'hui que tu vas comprendre ce dont je parle, tante Ursule. Ma pauvre tante, tu t'étais si bien habituée aux formats standards : un groupe, un album, des chansons... Ta culture pop à toi, avant nos années zéro (et l'infini ?), où l'on ne sait plus rien faire simplement.
Attention, ma tante Ursule aime la musique, elle s'en passionne même et elle a sur moi quelques longueurs d'avance, parce qu'elle a souvent vécu le rock de l'intérieur : elle était à Woodstock, a rencontré Jim Morisson à Paris, a suivi en direct la vie, la décadence et la mort de Pink Floyd... Ma tante Ursule avait une préférence pour les musiques amples, épiques, poétiques, évocatrices. Ça tombe bien, moi aussi. Alors j'essaie de lui faire découvrir la musique d'aujourd'hui, de temps en temps, nos monstres sacrés à nous, l'histoire en train de s'écrire, comme j'aime le lui dire.
Mais le drame est là : ma tante Ursule ne comprend rien à ce que j'écris dans mes chroniques. La faute, certainement, aux prétentions de ma plume, qui s'amuse trop souvent à chercher à rendre par sa prose ce que mes oreilles ont pu saisir de l'artiste en son disque. Et comment (d)écrire simplement ce que l'on entend lorsqu'il est si riche – il me faudrait savoir écrire à plusieurs voix.
Mais si ma tante Ursule ne comprend pas tout, la faute ne m'en incombe pas toute. C'est que certains projets, certaines compositions, certains partis-pris artistiques sont par nature difficile à suivre. Ursule avait rencontré elle-même cette difficulté : expliquer des compositions étirées comme Echoes aux amateurs de rock-à-Billy tenait de la gageure...
Alors j'ai bien peur, aujourd'hui, d'engendrer une certaine confusion chez toi, pauvre tantine, avec mes Variations de l'éther (le titre te plaît, pourtant, ça te rappelle un peu "ton époque", le mariage impossible entre Glenn Gould et Ange).
Pourquoi cette peur ? Parce que le projet a pris au sérieux l'idée de variations : il cherche à s'exprimer dans des réalités différentes, des langages indépendants. Parti d'un dialogue entre un photographe (Johann Fournier) et un musicien (Jonathan Bénisty), le projet a par la suite fait place aux voix d'un réalisateur (Manuel Deiller), d'un danseur (Yourik Golovine), d'un illusionniste (Guillaume Vallée) et d'une comédienne (Christelle Martin-Golovine). Il est ainsi devenu un spectacle plurisensoriel – pour ne pas dire, parce que tante Ursule n'aime pas ces grands mots : "synesthésique".
Sa musique, Jonathan Bénisty l'a mise en disque – un autoproduit de très bonne facture dont la réalisation est due à Johann Fournier (tu te rappelles, Ursule, le photographe qui avait au départ inspiré tout ce voyage imaginaire...?). Musicalement, le projet pourrait rappeler le travail de Sylvain Chauveau (plutôt en solo qu'avec Arca, quoique Demain Jerusalem puisse me faire mentir avec ses guitares électrisées), du Air de la bande originale de Virgin Suicide (autre oeuvre de dialogue – la parenté est palpable sur Leurs mains tremblent) ou des Clogs. Une même façon de puiser dans les ressources d'une composition exigeante, nourrie de classicisme mais aux sonorités très contemporaines. Comment te dire, Ursule... comme si un compositeur classique avait eu à sa disposition les moyens des musiques électrique et électronique.
Ensuite, le projet même l'impose, qui se veut dialogue constant avec un univers visuel pétri de fantasmagorie : cette musique fait appel à ton imaginaire, tatie. Parce qu'aux neuf morceaux du disque correspondent les neuf images du disque, et aussi quelques mots. Mais ce n'est pas seulement un travail d'illustration des uns par les autres. C'est un dialogue, vraiment, un enrichissement réciproque des imaginaires.
Je dis "imaginaire" parce qu'on y croise vraiment de drôles de choses, dans ces mondes-là : des villes qui s'égarent, plus ou moins dans les nuages ; une chute verticale ; des ailleurs et des bestiaires ; des ponts de mer ; un carillon bleu, qui résonne bellement ; des chaises, des valises et encore d'autres chaises ; des horloges arythmes ; Lazare, le désert, un autre hémisphère... Une véritable forêt de symboles – comme dans ce poème de Baudelaire, Correspondance, que tu aimais tant – qui justement était si sensoriel.
Alors on voyage, immobile, saisi par cet entrelac de rêves et de réalités, bercé par la richesse des compositions. On s'abandonne au plaisir simple de la rêverie – comme une simple dérive. L'art a-t-il besoin de nous parler du monde ? Le monde a-t-il d'ailleurs besoin d'exister ?
Tu souris, tante Ursule. Tu as compris. Je n'ai pas complètement râté mon coup. J'ai réussi, un peu, à te parler de ce disque aussi excellent qu'impossible, à te donner envie de l'écouter, de te perdre dans ces musiques qui en sont à-peine puisqu'elles existent avant tout en image. Tu les aimes déjà, ces variations de l'Ether. C'est qu'il était vraiment fait pour toi, ce disque, puisque tu n'existes pas. Je t'embrasse.
Affectueusement,
Cédric. |