A voir des concerts, à découvrir disques et artistes, à parcourir en tous sens le rock et les "musiques actuelles" (au cas où l’expression aurait un sens) ; à vivre, au quotidien, avec la musique, vivante ou en conserve, on pourrait craindre – moi, en tout cas, moi, le dépressif par nature, qui me lasse si vite de tout ce qui n’est plus nouveau, je le crains parfois – de s’ennuyer, finalement, que la passion ne meure, dans l’essoufflement du toujours même recommencement, dans les vas et les vients de la banalité advenue, dans la trop grande compréhension des ficelles, des recettes, dans une trop grande culture, finalement stérilisatrice, destructrice de la fièvre et de l’embrasement ; craindre que n’en vienne à mourir en nous ce qu’il reste d’innocence, étranglé par la lucidité et le cynisme, son sinistre acolyte – la phrase est ici bien assez longue, on doit m’avoir compris, ou savoir que l’on ne me comprendra pas plus.
Pourquoi écrire alors, écrire sur la musique ? Pourquoi user tant de temps, tant de mots sur la musique, au risque de l’user, elle aussi, comme on use un amant, une maîtresse, chaque fois qu’on l’étreint ? Outre le besoin, sordide mais magnifié par l’apparence d’intelligence qu’il se donne, de réaliser à moindre frais et en public un semblant de psychanalyse, le risque n’est-il pas de se précipiter plus vite encore vers le dégoût ? Absurdité de l’acte cannibale d’amour. Partager sa passion pour mieux la détruire.
Il est, fort heureusement, des instants bienheureux, où toute cette noirceur se dissipe. Des instants d’évidence, de joie, petites révélations qui exigent d’être révélées au monde. Instants de plénitude, de re-commencement. Nouveau à nouveau, on peut alors re-prendre sa route, comme on se re-prend en main, rassuré sur le sens de tout cela. Un sens à portée de main, facile, évident.
Sans exagération aucune, c’est une telle évidence que portent les Cold War Kids.
J’avais peur, j’avais peur pourtant en écoutant pour la première fois leurs disques (Robbers & Cowards, paru en 2006 ; et Loyalty to loyalty paru en septembre 2008, tous deux chez Downtown Records). Peur qu’il ne s’agisse que d’un groupe-phénomène de plus, sage suiveur du dernier sursaut du rock en vogue. Epiphénomène dont on confondrait aisément le nom avec ceux de ses congénères (façon : "Hey ! C’est qui ça ? The Corals ? The Rakes ?").
A y écouter de plus prêt, j’étais loin du compte, fort heureusement. Avec une simplicité confondante, le quatuor californien pourrait bien être dans les années à venir l’un des plus grands groupes de rock injustement sous-estimés du monde entier.
Parce qu’il ne s’accroche pas bêtement à une chapelle musicale dont le nom rimerait avec "positionnement marketing". Parce qu’il sait retrouver derrière le rock indépendant des années zéro et quelques les racines blues et folk et jazz et soul, les faire vivre, délicieusement hérissées. Parce que la voix de Nathan Willett est incroyable, tout simplement, aigue, éraillée, chaudement soul, virtuose d’inflexions tout en sensibilité, évoquant parfois Jack White ou Robert Plant.
Sur scène, le groupe sait aussi se montrer à la hauteur. Il l’a prouvé ce lundi 25 mai 2009 à Lille, dans un Aéronef pas bondé mais gorgé d’amateurs ravis. Une prestation toute en vivacité, les corps des musiciens ne tenant pas une seconde en place, les trois frontmen circulant d’un bout de la scène à l’autre, se remplaçant au piano, allant d’un micro à l’autre, se regroupant puis s’éparpillant soudain, partageant au moins autant entre eux qu’avec le public le plaisir manifeste d’être là. Une complicité palpable, loin des poses stéréotypées auxquelles leur inconscient oblige parfois les musiciens de rock. Une amitié réelle, rare sans doute, qui m’a rappelé ce concert de Louise Attaque qui m’avait donné la même impression – comme si être ensemble pouvait tout simplement être plus important qu’avoir du succès.
Au point que les ficelles ont pu se faire oublier. Oublié le squelette et l’automobiliste du décor de fond de scène, repris de la pochette du dernier album, promo-tour oblige ; oubliée l’indigence créative de la mise en lumière du spectacle (début de set dans une quasi-obscurité histoire de "faire naître une atmosphère" ; quelques explosions sporadiques de lumière en guise de teasing ; puis avalanche de spotlight de toutes les couleurs façon "waouw quel concert mes enfants" - à répéter pour chacun des trois groupes ayant joué ce soir-là) ; oublié le rituel éculé du rappel… L’impression, malgré tant de production, de se retrouver au contact avec la musique elle-même.
Prestation indiscutable, donc, qui ne doit cependant pas faire oublier les deux premières parties de la soirée : Amélie, chanteuse lilloise invitée par l’Aéronef et Undergound Railroad, formation française immigrée à Londres qui suit les Cold War Kids sur l’ensemble de leur tournée.
La première est l’improbable rencontre entre Björk, influence revendiquée, et Amélie Poulain (pour le côté "Charlotte aux fraises"). Seule en scène ou accompagnée d’un guitariste et d’un batteur, la chanteuse construit, en même temps que son personnage à lunettes et robe verte, un univers qui tente de concilier espièglerie et sensualité. On songe à Cocorosie, pour la voix et le côté bricolo. Mais l’on apprécie plus encore les quelques passages où toute cette gentillesse se hérisse d’un peu d’électricité. On est heureux, en tout cas, pour la chanteuse qui, face à un public familier, bénéficie d’un excellent accueil.
Plus fiévreux, Underground Railroad propose un rock en quatuor, tendu et abreuvé par des références aussi indépassables que Sonic Youth ou le Velvet Underground. Alternant les chants de la guitariste et du batteur, laissant une place importante aux longues plages saturées, la formation, malgré sa jeunesse, réussit une belle prestation, avec notamment un épique final qui laisse le public ravi. A surveiller avec attention – des fois que ce soit à eux, un jour, de me réconcilier une fois de plus avec la musique. |