Depuis une dizaine d’année maintenant, Nosfell nous fait découvrir son monde au travers de chansons, dans une langue créée de toute pièce. Imaginez l’envie que nous pouvions avoir de rencontrer ce musicien dont l’actualité est riche. Ce mois-ci sort son troisième album, enregistré avec le producteur de Queens of the Stone Age, un livre-disque, illustré par Ludovic Debeurme et une date exceptionnelle, à la salle Pleyel, pour jouer le Lac aux Vélies, une pièce musicale inédite, qui sera jouée avec un orchestre philarmonique.
Comment en es-tu venu à créer une langue et un monde ?
Nosfell : Ce sont deux choses différentes en fait. Le langage est venu de mon père qui avait une manière un peu étrange de communiquer avec moi, par rapport avec les autres pères. Il parlait beaucoup de langues. Un jour, il m’a fait écrire sept mots, de manière complètement absurde, sans m’en donner le sens et sans me donner l’orthographe exacte de ce qu’il me dictait. J’ai gardé ça comme un fétiche, comme un gri-gri que je ne comprenais pas et qui devenait un petit peu mystique. Un jour, je suis tombé sur quelqu’un de très bien, qui m’a dit qu’il fallait que je donne un sens à tout ça, même de manière arbitraire, mais que je pense à ce que mon père représentait pour moi, des souvenirs que j’essayais de rassembler là-dedans. Ces mots là, je leur ai donné un sens, qui était détaché du monde matériel, qui était plus de l’ordre de la sensation, le sens qui au fil du temps qui s’est un peu plus construit, par exemple la lâcheté devenait de la velléité, ça devenait plus large au niveau du sens, et en fait tout est parti de ces sept mots.
Comme j’ai étudié les langues, je me suis pris de passion pour la grammaire, la syntaxe, j’ai commencé à couper les mots, à les agencer en m’inspirant de la grammaire allemande puis les langues agglutinantes comme le hongrois ou le turc. Au bout d’un moment, j’ai créé un ensemble de mots qui devenaient un langage finalement, puis il fallait les agencer les uns avec les autres, c’était comme un jeu. Naturellement, je l’ai intégré dans le travail musical. Parallèlement, le monde, cet endroit, les personnages, c'est plus une façon de parler de moi en en disant que moi, c’est les autres et que tout le monde peut se reconnaître dans ce que j’ai envie de dire, parce que je ne suis pas autre chose qu’un être humain. C’est aussi un travail pour s’accepter soi-même. Après, la façon de le présenter artistiquement… les premiers gros chocs que j’ai eu, c’est avec le surréalisme, avec le subconscient qui devient un moteur de création, un vrai guide dans la "créatique" ce subconscient, c’est la partie de moi que j’avais envie de laisser libre quand j’ai commencé à créer des chansons.
C’est comme quelque chose qui, en prenant le pas sur toi, t’aide à créer contrairement à quelqu’un qui ne développerait pas le coté artistique.
Nosfell : Non, parce que franchement, je ne me sens pas différent des autres. J’ai envie, à un moment, de m’exprimer musicalement, artistiquement, et j’ai envie de rester perméable au monde qui m’entoure, pas de m’en isoler, mais j’ai envie d’en proposer une lecture qui puisse partir d’un point de vue très personnel, pour en fin de compte, arriver à juste toucher les gens qui m’entourent. Chercher comment mon subconscient peut interpréter ce que mon conscient palpe tous les jours.
Avec la création de cette langue, tu n’as pas eu peur de te couper de l’écoute ou la compréhension du public ?
Nosfell : Non, pour moi cette démarche c’est mon équilibre, c’est ma façon d’être entier quand je fais de la musique, en tout cas pour l’instant. Là je sens que je suis en train d’avancer, d’aller vers autre chose. Mais au contraire, cette langue est tellement à personne, qu’elle est à tout le monde. Je suis en France, dans le pays d’André Breton et sans vouloir parler du surréalisme constamment, mais Avant-garde c’est le mot français qui est utilisé pour désigner l’Avant-garde partout. Je n’ai vraiment pas l’impression de me fermer aux gens quand je chante dans ma langue. Je sais pas comment faire ressentir cela, par exemple, j’ai neuf ans et je découvre les Who, je comprends pas ce qu’ils disent, mais je suis hyper content. D’écouter leur musique, parce qu’il y a une énergie, comme d’autres sortes de musique.
De toutes les façons, la voix est un instrument de musique, avec d’autres modulations qui sont les mots. Après, on ne parle pas tous toutes les langues, mais il me semble qu’il y a barrières pour certaine personnes.
Nosfell : Tout à fait, certaines personnes vont avoir besoin de pouvoir se rattacher à un sens. Au début, je pense que j’en avais peur, c’est pour ça que je mélangeais mon langage avec de l’anglais, je voulais qu’on puisse se rattraper à un terme, à des mots. Un moment donné, je me suis dit que je ne trouvais pas mon compte, vraiment là dedans, j’avais besoin de travailler sur ce langage, sinon je le laissais dans une posture et ça ne me correspondait pas, ni à ce que j’avais envie de dire. Ce que j’avais envie de dire, c’est que ça m’a forgé, intellectuellement, psychologiquement et artistiquement. J’ai envie de le transformer en outil musical, même si je me plie à des règles syntaxiques, grammaticales, etc. C’est pour créer une plus forte cohésion artistique et esthétique, c’est pas juste pour mettre des sons, sortis du chapeau les uns derrière les autres, comme de l’écriture automatique.
Ce qui est étonnant quand on découvre ton langage, c’est qu’en plus d’une musicalité, il y a réellement une recherche syntaxique, une recherche de construction, ça pourrait être une vrai langue.
Nosfell : Oui, c’est comme ça que je le vis et que je travaille ce langage et c’est en ça qu’il est généreux et qu’il ne se ferme pas aux autres. Encore une fois, c’est peut-être déroutant, ce n'est pas tant le résultat que le fait de savoir que ce langage n’est pas répertorié dans les registres du monde. Je pense que c’est plus ça qui est dérangeant, le concept que quelqu’un puisse créer un langage. Pourtant, cela a déjà été fait, je n’ai pas de prétentions là-dessus, c’est une réflexion sur le langage aussi, ça pose plein de questions, pourquoi je suis né avec le français, en tout cas ce sont des questions que je me pose, comme tout le monde, qu’est-ce que j’aurais été si j’étais né avec une autre langue ? En tout cas, ce langage là, il est vraiment en phase avec la manière dont je vis le monde tel qu’il est. On est dans un monde où en vingt-quatre heures on peut se retrouver à des milliers de kilomètres de chez soi, et rencontrer des gens qu’on n’aurait jamais pensé rencontrer. C’est une chose qui est nouvelle, nos arrière-grands-parents ne pouvaient pas imaginer ça et ce sont des gens qu’on a côtoyés. C’est une chose qui offre à l’humanité une richesse culturelle et intellectuelle incroyable. Personnellement, quand je chante, je pense à ce genre de choses. Je suis peut-être un peu naïf ou trop émerveillé, mais voila, je ne sais pas.
Pour revenir sur le fait que cela ait déjà été fait, quel rapport peut-il y avoir, si il y en à un, entre Klokochazia et le Kobia de Magma ?
Nosfell : A part le hasard du cas, pas grand-chose. En fait, j’en suis venu à mettre des K et des Z à la suite d’une interview de David Cronenberg, à la sortie d’Existenz où on lui posait la question de l’orthographe du titre du film. Il répondait que c’était la mode, qu’on raccourcissait les mots en mettant de Z et d’autres choses de ce genre, ça parait bête, mais c’est ça. Au début, je voulais mettre un C et un S, mais je trouvais que le K était plus direct et plus pour la prononciation. Le C peut se prononcer "se" alors que le K, en phonétique il n’y a qu’une façon de le prononcer. Le "ia" à la fin, c’est la littérature, tous les pays imaginaires se finissent en "ia".
Pour revenir à Magma, j’ai découvert très tard, je suis tout à fait inculte là-dedans. Je crois que le discours n'est pas le même, Klokochazia n’est pas une planète où le monde serait meilleur, je ne dis pas que le monde ici est pourri et qu’il faut le changer. Je respecte le discours de Magma, je n'ai pas de problème avec ça, c’est juste qu’il y a cette différence là. Pour moi, Klokochazia c’est plus une sorte d’environnement un peu parallèle, qui est un peu nulle part et partout en même temps, je ne suis pas là en tant que messager, je suis là un peu par hasard.
Et puis le langage n’est pas pour moi une démarche musicale, j’ai l’impression que le langage de Magma est une autre musique en fait. Leur musique est tellement dynamique, tellement musicale, tellement intelligente qu’à un moment, il y a eu besoin d’un autre langage artistique pour l’accompagner, c’est une autre musique qui évolue en parallèle du langage musical, qui est écrite sur une portée, avec des notes. Moi ce n’est pas du tout le discours de mon langage, j’ai un discours plus personnel, une réflexion sur le langage d’un point de vue plus social et anthropologique.
Tu disais que tu n’étais pas un messager mais plutôt un troubadour, c’est en tout cas le propos qui t’es donné.
Nosfell : Oui, c’est ce qu’on dit. Personnellement, le terme de troubadour me gêne un peu parce qu’il est très connoté. Je vois cet environnement comme une sorte de cosmogonie qui est une projection, je pense que c’est moi que j’essaie de comprendre en racontant cette histoire. En même temps, comme je refuse que ce soit centré sur mon personnage, je prends la position la plus humble possible, qui est celle d’observateur. Il observe les histoires de ce pays et il raconte les tenants et les aboutissants, les différents caractères de ces personnages, pour se laisser bercer par cette cosmogonie et essayer, justement, d’aller vers les autres. Il essaie de dire que tous les personnages des ces histoires sont à la fois lui-même et ses semblables humains. J’incarne ce personnage dont la fonction est d’en incarner plusieurs autres, donc dans mes chansons j’imagine des dialogues. C’est la raison pour laquelle parfois je prends un refrain en voix aigüe, puis des couplets dans la voix normale. Cela m’amuse et en plus, cela me fait des petits scenarii.
En parlant de scénario, peux-tu nous en dire un petit peu plus sur la bande dessinée que tu as faite avec Ludovic Debeurme ?
Nosfell : Alors ce n’est pas une bande dessinée. C’est un livre illustré, Ludovic est auteur de bandes dessinées, il est surtout auteur d’images, il a fait beaucoup d’illustrations, mais des formats de bande dessinée avec des cases, il n’en a pas fait. Il fait partie de cette génération d’auteurs, come Blutch, qui font des livres d’images. En fait, la bande dessinée en France est un peu bizarre, on en a la culture mais en même temps, c’est pour les enfants et les adultes n’osent pas dire qu’ils en lisent. Alors qu’en fait maintenant, il y a énormément d’auteurs de BD, c’est de la littérature. On écrit des images comme on écrit un livre, comme on écrit des mots, de la même manière qu’on lit des images.
Et là, le livre qui va raconter l’histoire du Lac aux Vélies, plus précisément l’histoire de Günel, j’ai voulu un livre qui soit une sorte d’hommage aux contes. D’une part, il y aura l’histoire, dans mon langage avec la traduction en français, et une page avec l’illustration, en format à l’italienne. On n'est plus du tout dans le rythme de bande dessinée. J’avais proposé ça à Ludovic parce que je voulais le laisser libre de choisir les scènes à illustrer. D'ailleurs, c’est marrant, parce que les scènes que j’ai choisi d’illustrer musicalement, puisqu’il y aura un disque avec, ne sont pas du tout les mêmes, et elles se complètent.
Dans la forme du texte, c’est un hommage aux contes de Grimm ou d’Andersen, c’est plutôt de cette littérature là par laquelle je me sens influencé. On est plus dans le conte traditionnel, avec un disque qui serait une forme d’opéra un peu folk, folk parce qu’il n’y a pas de guitares. Maintenant, opéra-folk, c’est pour ne pas dire opéra-rock, et puis c’est même pas un opéra non plus. Mais c’est comme un opéra, parce que je vais chanter, il y a un orchestre de quarante musiciens, mais je joue pas de guitare ; un cœur de six personnes.
Par contre, le contenu, ce n'est pas quelque chose de nouveau, c’est une annexe qui vient en quinconce entre le deuxième et le troisième album. Le contenu du livre est des chansons de chacun des albums et je résous une équation narrative dans le livre, je les remets dans l’ordre. J’explique pourquoi tel ou tel morceau est intimement lié à cette histoire, ils ont été écrits parce qu’il se retrouve dans cette histoire dans cet ordre. Les morceaux ont été complètement éclatés dans leur forme, il n’y a plus de guitare, beat box ou de batterie. Ce n'est que l’orchestre qui les joue, Pierre Bourgeois, mon binôme, a refait l’orchestration, je lui ai rajouté des thèmes comme dans Pierre et le Loup, et on a réécrit une autre musique qui vient en plus pour compléter l’histoire. Donc il y a des morceaux des albums qui sont retravaillés et une musique écrite, pour lier l’histoire.
C’est donc une date unique à Pleyel fin juin que tu va jouer le Lac aux Vélies. Tu vas le faire tourner ?
Nosfell : J’adorerais. Mais c’est impossible. Je rêve qu’il y ait une espèce de mécène avec une canne en or qui arrive dans le public et qui dise : "Je veux ce spectacle en tournée !" (rires) Mais ce n'est pas possible. Techniquement, ce serait faisable parce qu’on travaille avec des bouts de ficelle. Mais financièrement ! C’est des productions colossales, quarante musiciens. C’est pour la gloire, je ne devrais pas le dire, mais je ne suis pas payé pour faire ça. C’est pour le spectacle et ça me rend heureux, jouer avec un orchestre, tu te rends compte ! C’est un truc de fou !
Pour revenir à l’album, il est plus rock, plus binaire. Cela correspond à un état d’esprit, aux histoires racontées ?
Nosfell : Cela correspond à une énergie, j’ai préféré séparer les histoires de l’esthétique musicale en fait, pour rester libre dans le choix. Les deux dernières années de concerts avançant, ça devenait de plus en plus électrique. Sur les dernières dates, on a appelé Orkhan Murat (qui est sur le dernier album) qui s’est intégré de plus en plus aux concerts et, plus ça allait, plus ça devenait électrique. De plus, en terme de planning, quand on a vu qu’il était possible d’enregistrer le nouvel album et Le Lac aux Vélies, j’ai vraiment eu envie de jouer le contraste.
Le disque qui accompagne le livre est beaucoup plus climatique, c’est un orchestre philarmonique, on est plus dans de l’arrangement, de l’orfèvrerie avec cette référence à l’opéra de Wagner qui raconte l’anneau de Nibelungen par exemple, quelque chose de mythologique. Et en même temps, plus sur des formes qui sont musicalement inspirées d’une espèce d’orchestre de chambre un peu gonflé aux hormones, avec une musique répétitive. On essaie de rendre hommage à Steve Reich aussi, qu’on aime beaucoup.
J’avais écrit une vingtaine de chansons pour le troisième album, j’avais beaucoup de ballades et des choses que j’aimais jouer à la guitare folk, mais que je me suis gardé pour plus tard, parce que je préférais rester dans une continuité de la scène, qui devenait plus rock. Je voulais que ce soit des morceaux avec de riffs que j’avais maquettés tout seul guitare-voix, avec des beat box, sauf que quand on a mis les mains dedans avec Pierre et Orkhan, il y a eu de la batterie, de la basse, donc c’est devenu rock. Mais ce sont des morceaux que je peux jouer tout seul guitare-voix, cela aura bien sûr une autre forme, mais c’est totalement faisable. Puis on a enfoncé le clou en allant voir Alan Johannes et Josh Homme qui a rajouté des parties de guitare, donc tout de suite on était bercé, c’était du rock tout le temps.
Là, tu as travaillé avec des gens du milieu du rock. Vous avez des façons de créer différentes.
Nosfell : On a vraiment fait confiance à Alan sur la façon d’enregistrer. On s’est préparé à une façon d’enregistrer, qui s’est avérée être celle-là. Il n’y a pas eu de remise en question sur la méthode de travail, dès que l'on a su qu’on ferait l’album avec Alan, on s’est préparé à faire du tracking, c'est-à-dire enregistrer en trio et en live en studio, et on le refait jusqu’à ce que ce soit la bonne prise. C’est la méthode d’Alan et Queens of the Stone Age pour tous leurs albums. Une fois qu’on a eu fait le tracking, et ensuite enregistré avec nos partitions, nos arrangements, on avait vraiment envie de bosser comme eux. Ce n'est pas qu’on s’est adapté, mais ça nous plaisait de travailler différemment. C’était un enregistrement très plaisant.
Comment s’est fait le travail avec Daniel Darc ? C'est une demande de ta part, de la sienne ?
Nosfell : J’ai d’abord écrit les textes de l’album en français, puis je les ai traduits dans mon langage. Je pensais à lui en écrivant cette chanson, c’est la seule que je n’ai pas pu traduire. Quand je la jouais, je pensais à lui, parce que je l’avais rencontré par le biais des Eurockéennes de Belfort. Les Eurockéennes avaient fait une commande pour faire une espèce de super groupe pour les vingt ans, c’est plutôt sympa qu’ils aient pensé à moi. Il y avait du monde : Ann Pierle, Camille, Oxmo Puccino, Olivia Ruiz, c’était marrant de se retrouver avec tout ce monde là. Et puis il y avait Didier Wampas et Daniel Darc. On s’est bien marré tous les trois, on a un peu fait les cons pendant les répétitions. J’ai découvert un type super, dont j’admirais déjà le travail, et puis surtout sa façon d’écrire, le fait de pouvoir dire énormément de choses avec si peu de mots. Pierre Le Bourgeois me parlait beaucoup de lui puisqu’il a travaillé avec Daniel sur la dernière tournée. Je suis allé les voir plusieurs fois, il a un lien qui s’est créé.
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