A l'occasion d'une précédente interview, Yvan Garouel nous avait parlé
de la compagnie du Théâtre Vivant dont il est un des membres fondateurs. Acteur, il est aussi metteur en scène
et se joue actuellement au Théâtre du Nord-Ouest "Tête d'Or" de Claudel dont il a assuré, de manière remarquable, la mise en scène. Impossible dès lors de ne pas solliciter un deuxième entretien. Nous le retrouvons donc en compagnie d'Anatole de Bodinat, qui interprète le rôle de Tête d'Or, pour une interview à deux voix autour de ce spectacle exceptionnel qu'il convient de nepas rater. Tête d’Or est à l’origine une pièce très longue en termes de durée. Au
théâtre du Nord Ouest, elle dure environ 2 heures 45. Anatole de Bodinat : Le spectacle original dure 7 ou 9 heures... Yvan Garouel : ...oh même 20 heures Anatole de Bodinat : ...et il y a 110 personnages.
C’est de la folie !
Yvan Garouel :Je pense que la situation de la pièce nécessite 2h45 de spectacle. Il n’y a pas assez de tiroirs, d’événements. Claudel s’est laissé
aller avec une grande poésie, un peu comme Hugo avec La légende des siècles, ce qui ne veut pas dire que cela n’est pas réussi mais quand on le monte au théâtre il faut procéder à des coupures. Les coupures sont personnelles, subjectives et faites par rapport à mon projet. J’ai d’abord coupé tout
ce que je ne comprenais pas car il y a des choses superbes mais, comme il aimait beaucoup Rimbaud et Mallarmé, des choses
où tout n’est pas aisément compréhensible. C’est très poétique, très beau mais je monte des pièces qui raconte des histoires, j’ai besoin qu’on comprenne.
Ensuite, j’ai gardé ce qui m’intéressait, l’histoire que je voulais raconter c’est-à-dire
la quête d’absolu du personnage qui le mène à
la tyrannie, cet idéaliste. J’ai toujours pensé
que l’idéalisme menait à la tyrannie. Et sa
rédemption par l’amour qu’il découvre
dans les cinq dernières minutes. Tout le travail relatif au texte était achevé lors des premières répétitions ?
Anatole de Bodinat : Nous avons eu le texte coupé, fini. Yvan Garouel :J’ai mis un an pour faire ce travail.
Dans quel cadre avez-vous monté une pièce
de Claudel, et plus particulièrement Tête d’or
? Sa programmation était prévue au Théâtre
du Nord-Ouest ?
Yvan Garouel : Je soupçonne le directeur du
Théâtre du Nord-ouest, Jean Luc Jeener, d’avoir
programmé un cycle Claudel pour me permettre de monter Tête
d’Or. Je suis allé le voir en lui disant que je voulais
monter Tête d’Or…et il a fait un cycle Claudel.
Non, je rigole. Non, enfin pas tout à fait. Je pense qu’il
avait dans sa tête prévu de faire un jour un cycle
Claudel. Le principe du Théâtre du Nord-Ouest est une double programmation : pendant six mois un cycle contemporain et
pendant six mois un grand auteur dont il essaie de faire l’intégrale.
Anatole de Bodinat : Il s’agit d’une pièce
folle. C’est la pièce que, indépendamment du
résultat, de la façon dont elle est reçue,
je préfère jouer, très sincèrement,
et j’ai une trouille noire du moment où elle va s’arrêter
parce que je n’ai pas du tout envie d’arrêter
de la jouer. Elle est infinie dans l’exploration de l’homme au coeur de l'univers.
Ce qui est intéressant c’est qu’il s’agit
d’une pièce de jeunesse, Claudel avait 19 ans, à
l’époque où il était en plein combat
dans son rapport à la foi et il a dit : "Cette pièce
est mon dernier combat avant la conversion". C’est une
pièce de lutte absolue , d’un homme qui refuse d’être
assujetti aux contingences humaines, qui refuse que l’homme
soit faible et qui défie l’impossible et l’absolu.
L’échec est au bout de cette lutte, et il le sait,
mais ce qui compte c’est le combat, le défi fou.
Cette pièce se présente comme l’Everest avec
le fantôme d’Alain Cuny. J’ai vu des images d’archives
montrant Cuny, cette puissance totale, et je me sens comme un ridicule
petit nain et en même temps, je prends cette force à
mon compte pour devenir le personnage car le personnage filtre à
travers vous.
Yvan Garouel : Cuny proférait le texte avec
certes la grâce qu’on lui connaît. Mais moi j’ai
essayé de monter ce texte de manière vivante, incarnée,
psychologique, c’est-à-dire qu’il y a une histoire
avec des personnages, avec des non-dits, ce qui demande un autre
travail. Ça demande beaucoup plus de travail que de proférer
un texte avec une belle personnalité. Je ne dis pas cela
contre Cuny mais c’est une autre époque.
Aujourd’hui, les gens ont vraiment besoin qu’on leur
parle d’eux et d’un théâtre d’identification,
montrer l’homme à lui-même car il ne suffit plus
de montrer le chaos du monde il faut y résister. Montrer
l’homme tel qu’il est sans délivrer de message
de manière didactique en racontant une histoire qui, je l’espère,
grandit le spectateur en le confrontant à sa propre matière.
Les personnages doivent être incarnés, justes, vrais,
vivants, qu’ils aient l’intelligence du texte, de la
situation.
Anatole de Bodinat : Quand on voit cette pièce,
on ne sait ni où quand se déroule les faits, aucune
indication n’est donnée, et ce volontairement. Dans
une des versions de Tête d’Or, Claudel voulait situer
la pièce dans un camp de concentration, au stalag, sous les
bombardements pour montrer l’homme à l’homme.
Yvan Garouel : Le génie qu’il a dans
cette pièce, et qu’il a moins dans les autres, c’est
que ce n’est pas encore une pièce catholique, il n’est
pas encore converti, donc…
Anatole de Bodinat : …c’est une pièce
rimbaldienne
Yvan Garouel :…oui, il est encore totalement
en ouverture, en recherche, il ne s’est pas encore fermé
dans des certitudes. C’est le pur génie. Il avait 19
ans à une époque où les jeunes gens avaient
des lettres. Il n’y avait pas la télévision.
On ne peut pas imaginer de nos jours que quelqu’un de 19 ans
puisse écrire ainsi avec une telle connaissance de l’âme
humaine, une telle verve, une telle poésie, une personnalité
semblable. Il n’y en a peut être pas 5 dans l’histoire
de la littérature dans le monde entier.
Anatole de Bodinat : Je ressens la même chose
qu’avec le bateau ivre de Rimbaud. On ne sait pas d’où
cela vient, bien que l’on sache qu’ils étaient
rodés aux lettres, aux langues anciennes, donc ils connaissaient
la structure de la langue française à la perfection.
Ce sont des météores. Ce n’est pas rationnel.
Yvan Garouel : Et en plus, Claudel fait du théâtre.
Il a la connaissance du personnage, ce que n’a pas Rimbaud,
il sait ce qu’est l’unité d’un personnage,
le rapport à l’autre. On ne se situe pas dans la poésie
pure.
Après ce travail sur le texte, comment s’est
fait le choix des comédiens et, bien évidemment, le
choix de l’interprète de Tête d’Or ?
Yvan Garouel : Ce fut un long parcours intérieur
qui m’a pris de très longs mois car de la façon
dont je travaille, je ne fais pas composer les acteurs, la distribution
représente 70% du boulot. Quand vous faites composer les
acteurs, vous pouvez amener un acteur vers un personnage. Pour moi,
l’acteur que je prends sera le personnage. S’il y a
un autre acteur, il y aurait une autre mise en scène. Donc
c’est très subtil et cela demande une énorme
réflexion. J’ai beaucoup hésité.
Au début, j’imaginais un Tête d’Or beaucoup
plus vieux qu’Anatole. Et en fait, Anatole m’a convaincu,
sans le savoir car je ne lui en avais pas parlé, mais je
le connaissais car je l’avais vu jouer dans le long voyage
vers la nuit de Eugène O’Neill. Mais j’avais
besoin qu’il me convainc, sans me parler, de par son existence
même. Ce qui m’a convaincu, c’est la manière
dont il joue à merveille la force dans le désespoir.
Il a un œil qui traduit un monde intérieur qui est un
gouffre.
En plus, c’est un jeune premier mais avec quelque chose de
ravagé, de déconstruit. C’est donc un acteur
très intéressant par ce qu’il dégage,
il n’a pas une beauté commune, il est beau, sublime,
mais pas de cette beauté de magazine. Il fait penser à
Baal de Brecht. Et il possède aussi la force pour jouer un
chef de guerre. Il a aussi l’intelligence du texte. Pour les
autres comédiens, je les ai petit à petit réunis
autour de lui. Cela s’est déroulé très
lentement. Il y a beaucoup de comédiens extraordinaires qui
ne sont pas très connus.
Ce que vous venez de nous dire sur Anatole de Bodinat,
lui aviez-vous déjà dit ?
Yvan Garouel : Non, jamais. Et c’est un rôle
qui va compter dans sa vie, dans sa carrière.
Anatole de Bodinat : Quand vous êtes en cours,
Tête d’Or est déjà le rôle impensable,
impossible et inaccessible. Ensuite, il fait partie de ces rôles
fous. Quand Yvan est venu, je pensais qu’il allait me proposer
Cébès. Bien sûr, j’avais envie de jouer
Tête d’Or. Je ne pouvais bien évidemment pas
refuser et en même temps cela me dépassait complètement.
J’ai joué une vingtaine de pièces mais Tête
d’Or et la pièce de O’Neill sont les plus importantes.
Ce qui est dur c’est le après.
Un trop beau cadeau ?
Anatole de Bodinat : Non, il n’y a pas de trop
beau cadeau. Je préfère mille fois être dans
la douleur de l’arrêter que de ne pas l’avoir
jouée du tout.
Yvan Garouel : Ce qui est intéressant dans
ce que dit Anatole par rapport à sa carrière, la carrière
non dans le sens de la célébrité, mais dans
son parcours d’acteur, c’est que lorsqu’on est
arrivé à un sommet au point de vue artistique, même
s’il y a peu de spectateurs et si les journalistes ne font
plus leur travail, la barre est placée très haut.
Anatole de Bodinat : On sait cependant qu’on
ne peut pas jouer une pièce toute sa vie. Il n’y a
pas de mauvais cadeau. Il y a de beaux cadeaux.
Yvan Garouel : C’est un cadeau mais je comprends
le questionnement de l’acteur sur l’après.
Anatole de Bodinat : En même temps, puisqu’on
est son propre instrument, on est allé exploré ce
rôle, un nouvel univers, un univers supplémentaire
qui vient en vous…
Yvan Garouel :…pour vous enrichir comme une
strate supplémentaire..
Anatole de Bodinat : Chaque rôle a une influence
sur le suivant et conditionne la manière dont on va jouer
le prochain. Mais il est vrai que Tête d’Or est un rôle
qu’on a envie de jouer pendant dix ans.
Combien de représentations sont prévues
?
Yvan Garouel : Une cinquantaine. Et cela se joue depuis
près d’un an maintenant et jusqu’en mai, en alternance,
dans le cycle La mort et le passage, une grande réflexion
sur la mort, au Théâtre du Nord-Ouest.
Vous dites que le travail de mise en scène,
de répétition, est extrêmement long et lent,
qu’il s’agit d’une réflexion permanente.
Comment cela est-il compatible avec les nécessaires échéances
de la programmation d’un spectacle ?
Yvan Garouel : Ce que je voulais dire c’est
que je n’aime pas travailler dans l’urgence. Quand on
travaille dans l’urgence on a forcément des regrets
car on fait une concession. Je ne veux pas faire de concessions.
Le travail reste humain, imparfait, c’est de l’art,
ce n’est pas des mathématiques. Mais ainsi je n’ai
rien à regretter. Simplement, je m’y prends à
l’avance.
Je ne comprends pas qu’on répète comme maintenant,
un mois, un mois et demi pour des raisons financières. Il
faut trois mois pour répéter une pièce normale
et quatre pour une pièce de durée plus longue. Donc
dès que je connais la date de la première, je prends
mes dispositions pour prévoir 4 mois de répétition. Anatole de Bodinat : Il y a une chose dont on ne parle jamais, c’est la direction d’acteurs. Les interviews parlent très peu de ce sujet alors qu’il est fondamental.
Pour moi, à partir de mon expérience, et je ne parle
pas de la scénographie car nous les acteurs nous ne nous
en rendons pas vraiment compte, la direction d’acteur relève d’une espèce d’alchimie : le metteur en scène vous laisse libre tout en vous dirigeant au millimètre. Il
faut les 2. Si l’on n’est que dirigé au millimètre, l’acteur est bloqué de partout, réduit au simple rôle d’exécutant, soit on est libre, et alors on fait n’importe quoi. La direction d’acteur est essentielle. Yvan Garouel : Et le drame du théâtre
actuel est de séparer la direction d’acteur de la scénographie. Quand on parle aujourd’hui de mise en scène, cela ne
concerne pas la direction d’acteur. Ce qui est absurde puisque
évidemment la scénographie, la mise en place, le moindre
élément de décor doit être conséquent
à la direction d’acteur.
La forme doit découler du fond. Il ne s’agit pas de
deux éléments séparés. Pour moi, il
y a une vraie mise en scène du spectacle, si l’acteur
va à droite ou à gauche, s’il fait une chose
ou telle autre, j’ai un projet global et des petits projets de détail tout au long de la pièce qui sont totalement la conséquence de la direction psychologique des rapports entre les personnages. Et concrètement cela se passe comment ? Anatole de Bodinat : C’est difficile à
expliquer. Il faudrait assister à une répétition.
Avant tout, il faut être en confiance. En l’absence
de ce terreau là, on ne peut rien faire. L’acteur ne
se sent pas bien, il doute, il ne sait pas donc il est tendu, il
a peur donc il n’est pas libre. Ensuite, il faut sentir que le metteur en scène vous fait
confiance et vous devez avoir une confiance aveugle en lui. Rien
de pire que de douter de la vision que le metteur en scène
a de la pièce. Parce qu’alors, on se met en distance,
on regarde ce qu’il fait, on analyse et on n’est plus
dedans. Et puis une sorte de relation s’instaure dans laquelle le metteur en scène vous laisse proposer, il vous cadre, il
vous canalise, il vous insuffle des choses, il vous nourrit. Rien
n’est laissé au hasard, ce qui crée la confiance,
tout a été réfléchi, a été vu, pensé. Et cette relation est différente avec chaque acteur. Yvan Garouel : Bien sûr. Il y a des acteurs qui ont une énorme technique, ce qui n’a rien à voir avec le talent, mais avec eux on peut tout de suite parler
au personnage. Vous ne parlez pas à Anatole de Bodinat, vous
parlez avec Tête d’Or. Et moi je parle eacute;normément, je nourris, j’explique car il n’y a pas un mot qui ne
soit pas pensé.
Et puis, il y a des acteurs qui ont énormément de
talent mais une technique qui est moins inébranlable. Avec
eux, je suis obligé de partir de l’extérieur,
de donner des explications plus matérialistes pour faire
comprendre que de la manière de jouer quelque chose va découler un contenu. En tous cas, et je m’explique quand je dis que la direction est psychologique, évidemment le but n’est pas que l’on voit la psychologie, je le précise parce qu’il
existe un tel malentendu dans le théâtre en ce moment
sur ce mot, le but est simplement de trouver la vérité des rapports comme dans la vie. La psyché dans la vie est la chose qui permet la cohérence avec les dix secondes qui se sont écoulées. Il faut que le comédien, le personnage soit cohérent
avec ce qu’il était dix secondes auparavant. Ce qui
ne veut pas dire qu’il n’évolue pas. C’est comme dans la vie, il est très riche et il évolue,
il est capable de tout. Je ne fais pas un exercice de style pour
montrer que quelqu’un est jaune, rouge, blanc.. Le personnage
a une unicité. Evidemment cette psychologie dont j’use dans le travail n’est qu’un outil pour faire comprendre
la cohérence du personnage. Ensuite quand le comédien joue, ça doit
être passé dans l’inconscient et il ne doit pas
jouer qu’il comprend. Il doit être comme dans la vie.
Comme dans la vie, avant chaque phrase prononcée on ne se demande pas : "Pourquoi la dis-je ? Dans quel état suis-je
?" Et pourtant il y a une raison pour laquelle je la dis, je
suis dans un état, mais je n’y pense pas. Il en va
de même au théâtre. Il y a un temps pour la répétition,
pour le travail et un temps pour la représentation. Le temps
de la répétition est le moment où on explique
pour que l’acteur soit sur des rails et qu’il joue la
chose juste et puis il y a le temps de la représentation
qui est le temps de la vie où on ne réfléchit
plus, on ne fait pas de psychologie, c’est dans l’inconscient, il y a des marqueurs à l’intérieur, et on fonce
et on est dans la justesse.
Vous dites que la forme se déduit du fond.
Or dans Tête d’Or, il n’y a aucun décor…
Yvan Garouel :…l’absence de décor
est une forme Mais ne pensez-vous pas que l’absence de décor
peut dérouter voire décourager le spectateur, notamment avec des auteurs comme Claudel, qui ne peut se rattacher à aucun élément tangible ? Yvan Garouel : J’espère que non. Il y a un décor, un décor épuré pour permettre d’aller à l’essentiel. D’abord, il y a
la lumière qui est très importante car elle est créatrice de décor…
Anatole de Bodinat : …et d’espace…
Yvan Garouel :…et cet espace, le choix de ce théâtre. Il y a deux salles au Théâtre
du Nord-Ouest et j’ai choisi la grande salle où il
y a un grand escalier qui mène à la scène,
où il y a une grande fenêtre où se déroule une crucifixion en direct, il y a plusieurs entrées, il y a de grandes marches et tout cela constitue des décors. Et si vous réfléchissez bien, et peut être ne vous en êtes vous pas aperçu, et c’est très bien si vous ne vous en êtes pas aperçu, vous vous rendrez compte qu’il y a plusieurs espaces dans cette pièce.
La scène est séparée en 3 dans le sens de la profondeur. Au premier plan, c’est le palais du roi, la nuit,
avec le soleil qui monte par les meurtrières, en avant scène. Au milieu, vous avez la première partie de la pièce qui se passe dans un genre de purgatoire, dans la nature, dans les
champs sous une lumière grise au clair de lune. Au fond, vous avez l’espace de la forêt dans laquelle la princesse
s’est réfugiée et où se déroule la fin de la pièce et la mort. Et en toute avant scène, vous avez cette falaise où se réunissent les chefs de guerre pour voir l’Asie qu’ils vont aller conquérir. Et donc ce grand espace qui à l’air vide et nu est rempli de lumières et d’espaces de manière à créer des sensations pour le spectateur sans qu’il
s’y arrête en disant : "Oh…
….quelles belles ficelles"… Yvan Garouel : Exactement vous avez raison. Il ne faut pas faire des numéros d’acteur quand on est acteur, il ne faut pas faire des effets quand on est metteur en scène, tout doit être concentré pour que l’on ne sorte pas du spectacle. Et c’est la raison pour laquelle nous avons beaucoup de problèmes avec les institutions. Parce que quand ils viennent voir ce genre de spectacle, ils peuvent dire qu’il n’y a pas de mise en scène. Alors que Dieu sait s’il y en a une mais qu’elle est conçue pour que le spectateur ne sorte pas du spectacle. Il n’y a pas de coup de théâtre, enfin autre que ceux qu’a induits Claudel, il n’y a pas de vanité. On pourrait appeler ainsi les ficelles. "Vous avez vu les belles robes ?" Et pendant que vous pensez cela, quand le comédien entre, il y a au moins cinq lignes que
vous n’écoutez pas. Les représentations de Tête d’Or ont lieu en alternance donc vous ne jouez pas tous les soirs ce
rôle. Avez-vous une autre actualité ? Anatole de Bodinat : Je joue également au Théâtre du Nord Ouest dans Cyrano de Bergerac de Rostand . J’ai quelques projets pour le théâtre car je joue essentiellement au théâtre mais qui sont encore hypothétiques.
Je vais sans doute aller jouer à Genève en mai. J’en suis là. Bien évidemment, je rêve de reprendre Tête d’Or ailleurs mais rien n’est déterminé. Comme je ne raisonne pas du tout en terme de carrière mais
en terme de choix artistique, je ne peux parler que de maintenant.
Yvan Garouel : Voilà pourquoi il est important de faire du théâtre avec des artistes car c’est
rare parmi les acteurs.
Et vous réussissez à jouer dans Cyrano de Bergerac qui dure plus de 4 heures et d’enchaîner
le soir avec Tête d’Or. Donc la question évidente qui se pose pour les néophytes est "Comment cela est-il possible tant physiquement qu’intellectuellement" ?
Yvan Garouel : Ça ne fait que 8 heures de spectacle… Anatole de Bodinat : Ce n’est pas pour paraître prétentieux mais sur 24 heures si je pouvais jouer 15, je
le ferais. Cela ne me pose pas de problème. Au contraire.
On dit : On est fatigués. Mais ce n’est pas vrai. On prend un pied monstrueux. C’est une sorte de marathon. On est chaud de la première pièce pour se balancer dans la seconde. Et physiquement, sauf à être malade, alcoolique au dernier degré, fumer 70 cigarettes par jour, si physiquement on est à peu près en forme, et j'y fais attention, on tient 8 heures de spectacle. Et on peut même jouer encore. Certes après on est mort. Yvan Garouel : Il y a quelques personnes dans la vie qui travaille 8 heures par jour. Anatole de Bodinat : Et il y en a qui travaille 8
heures tous les jours.
Certes mais la tension psychologique n’est
peut être pas totalement identique..
Anatole de Bodinat : Le nombre de comédiens que je connais qui ont cinquante-soixante ans qui en paraissent 2O de moins me laisse penser qu’il est plus usant de passer 8 heures par jour à faire un travail que l’on n'aime
pas forcément. Nous on se fatigue mais on ne s’use
pas. On s’use quand on ne travaille pas.
Vous avez fait de la mise en scène.
Anatole de Bodinat : Oui mais une seule au Théâtre
du Nord Ouest, la mise en scène de Derniers jours d’un condamné. Je suis ravi de l’avoir fait mais cela était un peu accidentel. J’ai très envie mais faire de la mise en scène me paraît quelque chose d’énorme. L’occasion s’est présentée et j’ai accepté. Est-ce quelque chose à laquelle vous pensez, vers laquelle vous souhaiteriez vous orienter ? Anatole de Bodinat : Oui mais jamais de manière exclusive. Ce serait toujours en parallèle. Je ne pourrais pas abandonner le travail de comédien pour ne faire que de
la mise en scène. Si je ne l’ai pas encore fait, c’est que j’aime tellement jouer. Mais c’est un régal
de faire de la mise en scène, surtout de la direction d’acteur. Yvan Garouel : Et puis dans ce métier, vous jouez pendant 15 ans et puis un jour vous faites une mise en scène, les gens la voient et quand vous rejouez ensuite ils disent : Ah mais tu es acteur aussi ? Nous sommes tellement catalogués. Anatole de Bodinat : Ce phénomène existe aussi au Théâtre du Nord Ouest. J’y ai fait une
mise en scène d’un spectacle d’une heure dans ce théâtre où nous nous connaissons tous et aussitôt cela a pris de l’ampleur et on me demandait
si je voulais pas mettre en scène autre chose.
Acteur est donc une vocation ? Anatole de Bodinat : Je ne savais pas que je voulais
faire ça depuis toujours. J’osais pas, j’avais
la trouille d’aller prendre des cours. Et heureusement j’ai foiré magnifiquement mon bac. Je me suis dit Enfin je suis
libre et j’ai commencé à prendre des cours. Yvan Garouel : En tout cas, s’il y a quelqu’un qui met du sens dans ce qu’il fait, c’est bien Anatole de Bodinat. Ce qui n’est, il faut le dire une fois de plus, pas si fréquent chez les acteurs.
Continuons sur les compliments…Sur scène,
vous êtes vraiment charismatique.
Anatole de Bodinat : Merci. Quels sont vos sensations et vos sentiments de jouer sur cette scène très proche des spectateurs, proximité accentuée sans doute aussi par le fait que ce soir là nous étions peu nombreux ? Anatole de Bodinat : Pour moi , cette salle est absolument géniale car le rapport des proportions scène-salle est inversé par rapport aux scènes ordinaires. Le
plateau est très grand et la salle est peu profonde ce qui rend le public très proche des acteurs. On est à la fois sur un vrai plateau de théâtre et très
près des gens. Yvan Garouel : C’est un plateau d’un théâtre
pour 8OO places alors que la salle en a 15O. Anatole de Bodinat : Donc pour jouer c’est fabuleux. C’est un vrai bonheur car on peut à la fois jouer large
avec du souffle et être dans l’intimité. Il s’agit d’un lieu unique que Jean Luc Jeener a transformé puisqu’à
l’origine le plateau était inversé.
Yvan Garouel : S’agissant du nombre de spectateurs, il est vrai que malheureusement nous ne sommes pas relayés par les journalistes alors qu’il s’agit d’un beau travail réussi, mais ce qui est bien au Théâtre
du Nord Ouest, et j’en suis très reconnaissant à
Jean Luc Jeener, c’est qu’il n’est pas un directeur de théâtre qui était sur mon dos en train de
me parler des rentrées de recettes. Il s’endette, et
personnellement, à mourir pour avoir ce théâtre
qui est un vrai projet artistique. Il ne faut pas oublier que Modigliani ou Van Gogh
n’ont pas vendu de toiles de leur vivant. Il existe quand
même des gens qui font des choses dans un but artistique et
il est important de dire que cela existe. On fait les choses poussé
par des nécessités intérieures. Le théâtre
est notre art et nous pensons qu’il est indispensable à
la cité, à la nation, qu’il fait partie du ciment
de l’unité nationale. Au moment où l’on parle beaucoup de fracture culturelle, Dieu sait que la culture
est le ciment de l’unité nationale, donc il est important que ce genre de lieu existe. Il ne s’agit pas d’un théâtre
commercial. Bien sûr, nous souhaiterions que le théâtre soit plein à chaque représentation mais le monde étant ce qu’il est…Et pourtant cela plaît beaucoup.
Dès que les gens viennent, ne sachant pas avant que ce lieu existait, ils sont ravis.
Vous avez une conception politique et humaniste
du théâtre…
Yvan Garouel :…totalement
…car vous dites : "Où se situe
le Théâtre Vivant ? Très exactement au fond
de l’abîme qui existe entre le théâtre
privé qui a besoin de recettes et donne des spectacles faciles
et racoleurs qui rassurent tout le monde et le théâtre
public qui, n’ayant pas besoin de recettes, croit n’avoir
pas besoin de spectateurs et où la problématique du
sens est trop souvent soumise à une recherche formelle qui la rend inaccessible".
Yvan Garouel : Oui, c’est très
politique parce que nous voulons un théâtre vivant.
Pour plus de précision, il faut aller sur notre site www.theatrevivant.com , sans accent, sans capitale, sans trait d’union (ndlr
: Yvan Garouel épèle). Nous proposons
au spectateur non pas une représentation où il ne
serait que le récepteur passif d’un spectacle mais
une expérience commune avec les acteurs, d’où la nécessité d’une proximité, une expérience
spirituelle, intellectuelle, émotionnelle, puisque nous défendons
aussi cette chose post-brechtienne qui est que l’émotion
stimule la réflexion alors que je pense qu’à
l’époque de Brecht, qui a sans doute eu raison en son temps, pensait que l’émotion empêchait la réflexion.
Les temps ont changé, l’être humain a évolué, et maintenant je pense que les émotions
peuvent stimuler la réflexion au théâtre. Et
donc je veux provoquer cette expérience commune. Ce que l’on fait est une œuvre et ce n’est pas un spectacle de plus
sur le marché du spectacle. C’est très difficile.
Il faut s’accrocher pour faire ce que l’on fait. Il
faut y croire.
Avez-vous des échos sur la façon dont les autres réagissent sur cette conception du théâtre
? Car vu de l’extérieur, ce discours peut paraître
élitiste.
Yvan Garouel :Ce n’est pas élitiste.
Car on nous accuse de quoi ? On nous accuse d’être prétentieux.
Et bien…peut être l’est-on un peu. Vous faites
du théâtre le nombril du monde. Et bien oui. Et venez
donc voir nos spectacles. Car vous ne verrez pas beaucoup de spectacles
avec cette dose de travail et de talent.
Ensuite, quant à notre réflexion, il y a peu de gens qui sont allés aussi loin dans la réflexion, sauf les grands bien sûr, Brecht, Brook. Et puis, nous sommes
un peu hors norme et à la marge car nous sommes peu nombreux à partager cette conception. Et ce qui est très drôle c’est que les comédiens qui voient notre travail adorent
parce que les comédiens adorent jouer juste et jouer vrai.
Ils n’aiment pas être utilisés comme des marionnettes. Le vrai public adore parce qu’il a le sentiment de ne pas
avoir été pris pour des cons et constate qu’il
est rare que l’on fasse appel à la fois à son
émotion et à son intelligence. Et les quelques institutionnels qui viennent, parce que la grande majorité ne vient pas,
apprécient notre travail. Il y a quelque temps, il y en a
un qui vient du théâtre public, distancié, formel
qui a dit : "Nous ne sommes pas habitués à ce genre de théâtre mais je dois avouer qu’il est
indiscutable. C’est-à-dire que j’ai compris votre projet, ce que vous avez voulu faire, c’est indiscutable".
Et puis, nous avons malheureusement le retour des gens qui ne connaissent pas, qui n’ont jamais vu un spectacle
du théâtre vivant, qui en entendent parler et qui en
parlent avec ignorance. Ils ne conçoivent même pas
que cela puisse exister. Un metteur en scène qui fait du
théâtre distancié est allé voir un spectacle
d’un japonais qui s’appelle Onza Hirata qui fait du
théâtre d’avant garde au Japon et il a dit : "C’est génial ! C’est pas du tout un spectacle réaliste. On a vraiment l’impression d’être
chez eux". Pour moi, c’est un peu la définition
du réalisme mais comme les gens qui veulent faire du réalisme
le font mal, les institutionnels ou les gens qui viennent du théâtre
public qui voient ce faux réalisme, ce truc qui ressemble
à un téléfilm, disent : "Si c’est
ça la réalisme, cela ne nous plaît pas".
Mais nous non plus cela ne nous plaît pas au théâtre
vivant. Ce n’est pas ce que l’on fait. Et ceux qui ne
nous connaissent pas font l’amalgame avec ce faux réalisme
sans vrai travail ancré à l’intérieur.
Et quand vous dîtes qu’Anatole de Bodinat
crève la scène, il est charismatique de par sa nature
et de par son travail. Nous avons fait un travail pour ancrer très profondément dans une sincérité, dans une vérité sa nature et son talent. C ‘est aussi ça qui fait que
cela ne ressemble pas au faux vrai. Alors ceux qui ne nous connaissent
pas disent : Ah oui c’est comme au cinéma ! Non, car au cinéma vous n’avez pas cette proximité avec l’organisme humain. Or, nous, c’est de cette chose impalpable que l’on parle. Quand je suis en face de vous, je suis face
à un frère humain, ça développe certaines choses, ça veut dire quelque chose, ça a du sens.
Anatole de Bodinat : J’ai eu une révélation il y a quelque temps au Théâtre du Nord Ouest où
il y aussi des lectures qui sont organisées à 19 heures.
Une très bonne comédienne, Florence Lecocq a fait une lecture de textes qui étaient une compilation de textes sur les juifs dans les camps de concentration qui montraient comment
ils avaient vécu le camps à travers leur besoin d’écrire
et de lire. Parler entre eux de leurs lectures était un de
leurs moyens de survie.
Yvan Garouel :Le point d’ancrage de leur salut était la culture, la littérature, la poésie,
le théâtre. C’est très important d’entendre
cela. Nous ne sommes pas que des ventres, ni que des porte-monnaies.
Anatole de Bodinat : Ce qui se passe aujourd’hui est grave. Considérer que la culture est moins importante.
Au delà de l’anecdotique, du statut des uns ou des autres, c’est le problème de la vision d‘une société par rapport à sa culture. Yvan Garouel :et les intermittents du spectacle ont tendu beaucoup de verges pour se faire battre à ce propos
en donnant comme argument qu’ils faisaient partie du tissu
économique. C’est exactement le contraire de ce qu’il fallait dire. Car le propre d’un artiste s’il doit avoir
des subventions c’est surtout parce qu’il n’est
pas rentable et qu’il a une utilité nationale. Il y
a beaucoup d’ignorance et d’aveuglement en ce moment,
et cela de tous côtés. "Plus l’acteur est aimé, plus
il est libre et plus le personnage est vivant". Adhérez-vous à cette analyse ? Anatole de Bodinat : Je pense que c’est une
réalité absolue. Si travail et douleur il doit y avoir c’est entre le comédien et son personnage. S’il n’y pas d’amour, donc de confiance, au départ, c’est stérile. Il faut de l’amour et du partage. Yvan Garouel :C’est très important car le métier d’acteur est un métier d’impudeur. C’est se mettre nu, mettre ses sentiments, car comme on ne fait pas composer on utilise sa propre sensibilité et ses
propres sentiments. C’est comme dans la vie : vous ne vous mettez pas nu devant quelqu’un qui vous crache dessus. Habituellement,
dans la vie, quand on se met nu c’est pour faire l’amour, ou pour prendre sa douche mais dans ce cas on est tout seul. Là on se met nu pour faire l’amour, d’abord avec son metteur en scène et ensuite avec le public.
Et souvent le public ne se rend pas compte à
quel point il est responsable, de nos jours surtout où il
y a beaucoup de spectacles qui sont des produits de consommation,
de la qualité de la représentation car il transmet
une charge d’amour, qui n’est pas impalpable, comme
on pourrait le croire, qui va transcender l’acteur et l’amener
à se mettre encore plus à nu et renvoyer encore plus
d’amour.
Vous le ressentez ainsi ?
Anatole de Bodinat : Le rapport au public est toujours
extrêmement difficile à dire, à expliquer. Le
public peut être parfois un tribunal ou le plus bel être
du monde avec lequel s’établit une réelle communion
et une relation d’amour réciproque. En tout cas, il
ne faut jamais être contre lui : "Je joue et puis tant
pis" ni dépendre complètement de lui.
Yvan Garouel : C’est pour cela qu’il faut
aussi être fragile. C’est pour cela que nous revendiquons
la fragilité de notre travail. Comme il ne repose pas sur
des ficelles et sur de la technique, il est possible qu’un
jour il y ait une représentation vide. Et comme les acteurs
sont quand même assez sobres, ils sont pleins de leurs sentiments.
Or si un jour ils sont vides, cela pourrait être très
ennuyeux. Ce serait raté mais c’est le propre de toute
expérience artistique. Nous revendiquons l’honnêteté
et la fragilité.
Bien sûr, il y a des acteurs qui jouent avec
des ficelles. Donc qu’ils jouent devant un mur ou devant une
salle de mille personnes, ils feront la même chose et ils
ont d’ailleurs souvent beaucoup de talent.
Anatole de Bodinat : Il est vrai que quand il y a
10 personnes ce n’est pas la même pièce que quand
il y en a 150. L’intimité, les rapports sont différents.
Yvan Garouel :Quand on parle d’amour, chaque
jour est différent tout en étant la même chose.
Comme dans l’acte sexuel, l’acte d’amour est identique. Vous le renouvelez sans cesse alors que ce sont les mêmes
gestes et les mêmes positions et pourtant c’est quand
même, et il faut le souhaiter, toujours une fois unique et
pleine. Les acteurs font toujours la même chose et pourtant
c’est à chaque fois unique. Du moins cela doit l’être.
Chaque représentation étant unique, y a-t-il eu des évolutions dans le spectacle depuis la première
?
Yvan Garouel :Oui, bien sûr, il évolue
tous les jours. Comme l’amour. Ça change en bien et en mal. Nous sommes aussi des artisans et donc il arrive parfois
des décalages. Le metteur en scène revient et essaie
sans trop contraindre la vie, car il faut faire attention, dans
les notes de mise en scène, que l’acteur ne doit pas
s’arrêter de vivre en étant obéissant
de réajuster la direction.
Et puis il y a des fois, et c’est alors formidable,
des évolutions très positives. Tout d’un coup,
la grâce. Cela m’est arrivé une fois où
une comédienne m’a emmenée dans un domaine que
je n’avais pas du tout imaginé lors de la mise en scène
et qui s‘est avéré bien plus intéressant.
La mort de Cébès, qui est joué par Pascal Guignard,
va au delà de ce que j’avais pu imaginer. Je le trouve
extraordinaire.
Il ne faut surtout pas être obéissant.
C’est un peu comme les enfants. On leur inculque des règles
pour qu’ils deviennent libres. Avez-vous des projets communs à court terme ? Yvan Garouel :Anatole n’arrête pas, et cela est très gratifiant pour moi, de me faire lire des pièces avec des rôles qui lui correspondent. Il faut pour ma part
qu’une œuvre me rencontre puisqu’il ne s’agit
pas de commandes commerciales.
Des auteurs classiques ou contemporain ?
Anatole de Bodinat : Ce sont plutôt des rôles,
des rôles que j’ai envie de jouer.
Yvan Garouel : Le problème est que je suis un metteur en scène très lent et je mets 2 ans pour
faire une mise en scène. Et j’ai beaucoup de pièces
à monter et je suis aussi acteur. C’est compliqué.
Cela laisse le temps de jouer encore Tête
d’Or.
Yvan Garouel : Bien sûr. Mais il est évident
que l’on retravaillera ensemble.
Après le départ d’Anatole de Bodinat, impossible
de résister à l'envie de continuer à parler
du théâtre vivant avec Yvan Garouel.
J’aimerais bien que vous reveniez sur le concept
de l’acteur au centre de l’acte théâtral.
Yvan Garouel : Il y a des raisons idéologiques,
philosophiques et artistiques. La raison artistique c’est
que vous vous rendez compte, d’un point de vue je dirais d’efficacité
dans le bon sens du terme, que quand vous montrez aux spectateurs
l’homme tel qu’il est, ils sont enthousiasmés.
Ils disent que cela change leur vie. Je me souviens avoir vu dans
ma vie 3 ou 4 spectacles qui ont changé ma vie. Et ce sont
des spectacles où l’homme était valorisé,
où l’on disait que cela valait peine de jeter un regard
sur l’homme. On n’arrête pas de dire que l’homme
est dévoyé, que l’on ne s’occupe pas assez
de lui que ce soit politiquement ou socialement, encore que dans
notre pays cela ne soit pas aussi grave que dans d’autres
où l’individu est rabaissé, dont la mort est
sans importance.
Or ce n’est pas vrai, cet homme avait une histoire,
une famille, qui vivait et méritait de vivre. L’homme
est nié. On sait bien que les bourreaux n’ont pas le
sentiment d’avoir face à eux un être humain sinon
ils ne pourraient pas le torturer. Ils ne le peuvent que parce qu’ils
ont le syndrome de l’ennemi. Philosophiquement, en France,
l’individu a une valeur. Le théâtre qui met l’homme
au centre de l’acte théâtral est un endroit non
rentable où le noir se fait et tous les regards se portent
sur l’homme et non pas sur une esthétique, une recherche
formelle, un objet. On ne fait pas un théâtre de marionnettes
qui a d’ailleurs parfaitement le droit d’exister et
qui parfois peut être intéressant et émouvant.
Les gens adorent ça.
D’un point de vue philosophique et idéologique,
le théâtre est le seul art sans intermédiaire.
Donc pourquoi s’en priver ? On manie la chair humaine. La
matière humaine. Alors il faut l’assumer et se dire
l’homme vivant mérite-t-il qu’on parle de lui d’une manière cohérente ? L’homme n’est-il
que hasardeux, que chaotique ? Ou bien peut-on créer un moment
de réalité ? Car il est important de dire que notre
théâtre ne reproduit pas la réalité.
Nous créons la réalité.
Mettre l’homme au centre de l’acte théâtral
c’est se dire, dans ce monde où sévit le nihilisme,
que l’homme sur cette terre vaut la peine. Philosophiquement,
nous ne savons pas s’il y a un sens à la vie. Nous
créons du sens. En faisant 1 heure et demie de théâtre
vivant, nous avons participé de la création de sens.
On pourrait nous rétorquer : Le monde n’a pas de sens
!. Oui ! Le monde parfois n’a pas de sens mais parfois il
en a et nous avons créé du sens pendant la durée
du spectacle.
Que vous a apporté Anatole de Bodinat ?
Yvan Garouel : Il m’a apporté son humanité.
Pas sa technique, ni son expérience, son humanité,
d’où l’importance de la distribution. Pour jouer
de Gaulle , il ne suffit pas d’un long nez et d’un képi
! Dans tête d’Or, le personnage est blond. Anatole n’est
pas blond et je m’en fous complètement. L’or
est à l’intérieur. Parce que l’homme est
plus important que le théâtre. J’aime mieux l’homme
que le théâtre. Je peux, et je connais bien mon métier et je
crois que je le fais très bien, enfin parler de l’homme
le plus artistiquement possible, de la manière la plus vraie
et la plus sublime. Car je pense que la richesse de l’homme
est infinie et qu’il peut être sublime. Le seul moyen
pour moi de ne pas faire un théâtre conventionnel c’est
de parler de l’homme. Et on en arrive jamais à bout.
Ce que l’on donne c’est de l’art, c’est
une œuvre de création, ce n’est pas un produit
fini, codé, conventionnel. C’est toujours nouveau parce que l’homme qui est devant vous est toujours nouveau s’il
accepte de se prêter à ce style de travail où
on lui demande d’être lui-même dans sa richesse
infinie.
Maintenant, Tête d’Or fait partie des
travaux achevés où y est-il encore un sujet de réflexion
?
Yvan Garouel : La page est tournée. Le travail
est terminé. Maintenant, je fais un suivi. Les acteurs sont maintenant en état de vie et non plus de répétition.
Je n’ai pas du tout envie de re-monter la pièce. J’ai encore une dizaine de pièces que j’aimerais monter et mon drame c’est quand je vois une de ces pièces très bien montée par quelqu’un
d’autre, et cela m’est déjà arrivé,
je n’ai plus envie de la monter car ça a déjà
été fait, ça a déjà été
donné au monde. Heureusement que cela m’arrive rarement.
Car les pièces bien montées sont tellement rares ! Tête d’Or est un bijou, un bijou dans
l’éphémère, qui va s’effacer avec
le temps mais il y a parfois des choses qui s’inscrivent dans
la pierre et qui deviennent archéologiques. C’est éphémère
mais nous semons une petite graine dans le cœur de quelqu’un
qui fait que le monde n’est plus tout à fait le même.
On a donné un peu d’humanité au monde et à l’homme et l’homme est devenu un peu plus humain. Et Dieu sait si c’est de cela dont a besoin et pas de manière
didactique en faisant la leçon aux gens ou la morale ce qui
est absolument insupportable et qui n’aboutit à rien.
Quand vous dites :" Quand ça a été
monté par quelqu’un d’autre, cela a été
donné au monde" vous vous pensez investi d’une
mission pour éclairer l’homme ?
Yvan Garouel :Oui et c’était le thème
de la pièce La mission de Carlotta Clerici qui raconte comment
une femme lutte contre vent et marées contre ceux qui l’empêche
de monter une pièce. Ce n’est pas une activité
c’est une nécessité. OUI ! Nous sommes des missionnaires
!
J’aime beaucoup Monet qui est un missionnaire
qui plus est un missionnaire décrié qui disait Voilà
le regard que je veux porter sur le vrai monde contrairement à
la peinture abstraite.
A partir du moment où vous faites les choses
parce que c’est une nécessité intérieure
vous avez forcément une abnégation qui vous rapproche
du missionnaire. Il n’y a plus de critères financiers,
de critère de carrière.
Quels sont les pièces que vous avez envie
de monter ?
Yvan Garouel :Dois-je vous le dire ? J’ai peur
qu’on me les vole. J’ai quelques pièces que je veux monter depuis trente ans. Et je suis têtu. Et puis il
y a des pièces dont on me refuse les droits. C’est
un problème dont on il faut parler car on nous reproche de
ne pas monter les auteurs contemporains. Mais c’est parce
qu’on nous refuse les droits et ce du fait souvent, non pas
des auteurs mais des ayant-droits. Et ce pour des raisons de prestige parfois.
Je voudrais rendre hommage à Nicole Anouilh,
la veuve de Jean Anouilh, qui est une femme très fine, très
acide avec un humour très grinçant, qui, quand elle
m’a donné les droits de La grotte, la seule pièce
d’Anouilh que j’avais envie de monter, elle m’a
dit :" Il y a quelqu’un de très connu qui m’a
demandé les droits pour monter la pièce dans un grand
théâtre. Vous m’avez fait la demande en premier
donc moralement je ne peux vous refuser mais je pense que l’autre
metteur en scène va faire quelque chose de conventionnel.
Or Anouilh est un auteur qui peut être un peu désuet,
un peu vieillot alors il faut que les jeunes metteurs en scène
dans ce théâtre de proximité que vous défendez
s’intéressent à Anouilh sinon dans dix ans Anouilh c’est fini !"
Son analyse était très juste.
Je la remercie donc d’autant qu’elle a eu des tas de
problèmes avec les agents de la SACD qui m’ont fait
un procès, procès qu’ils ont perdu. Récemment,
un auteur vivant a refusé sans même se donner la peine
de m’écouter. Donc j’ai quelques pièces
en projet mais je veux aussi me laisser un peu d’ouverture
pour des pièces que je rencontrerais. Un jour dans ma vie,
comme pendant six mois, d’où l’utilité
des allocations ASSEDIC quand on est un intermittent du spectacle,
je n’avais rien à faire, je suis allé tous les
jours à Beaubourg à la bibliothèque et j’ai
lu tout le théâtre du monde entier. Car je me suis
dit ce n’est pas possible d’être metteur en scène et de monter une pièce parce qu’elle vous plaît.
Il faut tout connaître et ensuite choisir les
pièces qui feront partie de mon œuvre. Je lisais tout,
parfois un peu en diagonale quand je constatais que ce n’était pas mon univers. Quand on est un artiste, il faut aussi qu’il
lise, se promène, voit une expo, ou même se promène
sur les bords du canal Saint Martin. C’est un travail aussi
de faire tourner sa tête, de réfléchir. Et les
allocations ASSEDIC ne servent pas à prendre des vacances. Vous arrive-t-il de prendre des vacances ?
Yvan Garouel :Oui. Bien sûr, je ne suis pas un homme de plage mais je prends des vacances actives.
En tout état de cause, vous avez fait un
travail remarquable avec Tête d’Or. Yvan Garouel :Tête d’Or est une pièce
réputée hermétique et j’ai coupé
tout ce qui l’était pour ne conserver qu’une
histoire compréhensible par tous, même un enfant de
douze ans. Et c’est le côté hermétique
dont se sont emparés les gens, que ce soit Barrault-Cuny
ou même Claude Bugeval il y a deux ans, et ils ont fait proférer
les mots sans les comprendre. Et deux heures de déclamation
c’est pénible.Et le fait que notre travail soit apprécié nous conforte dans notre analyse. Nous ne sommes pas connus mais nous espérons que notre site va nous aider. Et puis, le théâtre a connu ses heures
de gloire avec des pièces construites et intelligentes, qui
étaient des références pour les puissants,
le talent rejoignant la célébrité, pas la célébrité
au sens people, la célébrité qui compte pour l’évolution du monde. Maintenant le théâtre
est devenu une chose un peu superflue. Le théâtre n’a
plus cette place et est très critiqué. Il n’est
plus au goût du jour et nous, dans notre petit coin, nous
sommes d’autant plus missionnaires. Il va falloir s’accrocher
parce que cela va être très difficile d’en vivre
à cause de ce fait de société, difficile de
se faire entendre, il y a beaucoup de talents perdus, comme celui
de MItchell Hooper un talent à l’état pur que
peu de gens connaissent, il y a beaucoup de gâchis. Il faut
se battre.
Je suis un optimiste désespéré.
Je crois à la dynamique. L’homme a encore cinq milliards d’années avant que le soleil n’implose.
J’ai toujours pensé que la vie ne valait pas la peine d’être vécue et qu’il fallait rester allongé sur son lit en attendant la mort. Une fois que j’ai réglé ce problème, cela m’a
donné une énergie formidable pour me lever et du coup je suis un hyperactif. Car je sais ce que c’est de se lever,
parce que je lutte contre ce profond désespoir. Je sais pourquoi je vis. |