Le grand retour du groupe culte de la fin des années 70, The Only Ones, sur la scène de l’Aéronef de Lille, prolonge celui du leader des Modern Lovers, Jonathan Richman, invité il y a quelques mois sur le même lieu. C’est une performance de la part de la salle lilloise que d’accueillir la même année deux groupes de cette trempe – mythes encore bien vivants de l’histoire du rock. Mais si Jonathan Richman a réussi à conserver, au fil des années, une constance dans sa créativité, dans sa production musicale, on ne peut en dire autant de The Only Ones, groupe malade qui a fini par s’épuiser, et se séparer en pleine ascension (marquée par la sortie en 1980 de son troisième album à la beauté crépusculaire, Baby’s got a gun). On peut parler, à leur propos, de grand groupe malade, comme François Truffaut se plaisait à qualifier Marnie d’Alfred Hitchcock, de grand film malade – un élément malsain venant troubler l’apparente harmonie de surface, forcément éphémère ; venant bouleverser l’ordre des choses.
Cette crise sévère, marquée par les problèmes de drogue du chanteur, et par conséquent son penchant à l’autodestruction, semblait prendre fin une quinzaine d’années plus tard avec la sortie d’un album solo de Peter Perrett, brillant et digne de ses débuts : Woke up sticky, sous le nom de The One. Mais encore une fois, de nouveaux problèmes de drogue continuaient de ronger les possibilités d’une formation instable, toujours placée sur le fil du rasoir.
Aux prises avec la dépendance, flirtant avec la mort, voire la folie, isolé du monde, Peter Perrett ne pouvait savoir ce que la nouvelle génération de groupes anglais romantiques lui devaient (des Libertines aux Black Angels) : sans aucun doute, ce vestige du mouvement punk post-76 n’a pas encore mesuré l’onde de choc, importante mais jamais désignée, qu’il a suscitée. The Only Ones fait partie des oubliés, génies incompris, dont l’influence est prégnante aujourd’hui. Pourtant, cas unique de cette génération sacrifiée, le groupe a trouvé le courage de se reformer, au mépris de tous les obstacles qui eussent pu l’en empêcher. La question qui nous vient dès lors à l’esprit : cette parenthèse de presque trente ans a-t-elle jamais existé ?
Sur scène, si Peter Perrett garde ses lunettes noires, semblant dissimuler un regard peut-être trop révélateur de ces deux dernières décennies passées dans l’obscurité, il n’en demeure pas moins ancré dans cette gravité qui a contribué à marquer ses chansons ténébreuses, belles mais fragiles. L’énergie surgit dès les premiers accords de "The Immortal Story", qui ouvre le concert ; et se maintiendra jusqu’au final avec les inoubliables "Another girl, another planet" ; "Big Sleep" ; "The Beast" (pour le rappel). L’ange noir, accompagné de ses acolytes de 1978, se révèle tel qu’il a toujours été : vulnérable, dangereusement vulnérable. Le timbre inimitable de sa voix l’atteste : une voix androgyne, amochée, terriblement triste, proche d’un Lou Reed sous amphétamines.
"I always flirt with death / I look ill but I don’t care about it": en d’autres termes, Perrett semble dire : "j’ai peut-être côtoyé la mort à plusieurs reprises, mais regardez comme je reste debout, je me fous de ce qui a pu me heurter, je m’en fous de toute éternité". Et pour quel objectif ? Rien que le pur plaisir d’exister, et le plaisir aristocratique de déplaire, en luttant inlassablement contre les rumeurs (toujours fausses), les critiques, le passé. Le génie reste un scandale. L’avant-garde de la musique ne se rend pas encore.
Avant une prestation d’une telle ampleur, il fallait que Julie Doiron, en première partie, puisse proposer une alternative : situation difficile, admettons-le. Mais contrairement à son habitude, la canadienne s’est décidée, pour cette tournée Européenne, à brancher les guitares, et donner plus de relief à sa musique en créant un fil directeur entre ses folk-songs intimistes et un rock plus bruitiste, versant noisy-pop. On jurerait par moments entendre un croisement entre Catpower (pour la voix) et Shannon Wright (pour la hargne). Ce serait insuffisant s’il n’y avait que ces réminiscences. Les influences ne fonctionnent qu’en accord avec un élément supplémentaire qui vient les enrichir, les prolonger, et par cela même leur donner une certaine légitimité. Cet élément, en ce qui concerne Julie Doiron, peut correspondre au dépouillement de ses chansons, à leur nudité malgré toute l’électricité qui vient les couvrir. Les guitares ne suffiront à masquer ni sa fragilité ni sa grâce. Tant mieux. |