Chercheur
à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris
et professeur à l’Institut d’études
politiques de Grenoble, Arthur Bernard,
né en 1940 à Valence, est l’auteur de plusieurs
essais dans lesquels brillent particulièrement son goût
pour l’histoire, la ville de Paris et la politique. Mais
l’homme sait aussi délaisser le côté
quelque peu "académique" qui découle
naturellement de ses érudites activités pédagogiques
pour entrer dans un registre d’écriture plus personnel,
avec à son actif déjà pas moins de huit
romans publiés depuis 1988, parmi lesquels "La
chute des graves" (Minuit, 1991), "L’oubli
de la natation" ou "La
guerre avec ma mère", respectivement parus
en 2004 et 2006 aux éditions Champ Vallon.
Proposé en janvier 2009 par la même maison que
ces deux derniers, "Le désespoir du peintre",
composé de dix chapitres augurés chacun par la
reproduction d’une toile de maître (depuis "La
Vierge de l’enfantement" de Piero Della Francesca
jusqu’à la "Madone à l’enfant"
de Cosmè Tura, la boucle est bouclée, en passant
par les célébrissimes "Femme lisant une lettre"
et "Jeune fille interrompue à sa musique" de
Johannes Vermeer) est un surprenant petit opus rempli de grâce
et de vivacité, laissant entendre une voix sensible sinon
fragile mais dépourvue de tout esprit de pesanteur, parce
qu’écrire, pour son auteur, c’est "être
léger et sérieux, jamais grave. Le drame de l’homme,
c’est sa lourdeur, sa gravité"…
Deux citations de peintres, dont la première sert en
outre d’exergue à ce roman protéiforme,
pourraient en illustrer la teneur poétique et rêveuse
: celle de Francis Picabia, tirée de son "Unique
Eunuque" : "Tous les tableaux sont morts et continuent
de vivre" ; celle, ensuite, de Paul Klee dans le "credo
du créateur" de sa "Théorie de l’art
moderne", extrait répété certes jusqu’à
la déformation, au contresens, mais qui recouvre ici
bonne mesure de sa signification : "L’art ne reproduit
pas le visible, il rend visible."
"Donner à voir", "rendre visible"
au-delà de la réalité immédiatement
perceptible, donc : deux mandats que la littérature et
la peinture pourraient avoir en commun, et que toutes deux ici
réunies s’appliquent à conjuguer ensemble
: faire apparaître ce que la vie ne nous offre le plus
souvent que sous la forme d’une rencontre furtive, hasardeuse,
forcément éphémère : ce qui n’est
pas, ce qui n’est plus, ce qui pourrait simplement se
produire ou pourrait bien avoir été… L’imagination
vagabonde à mesure que s’ouvrent les cœurs
; malicieux et rieur ou plus mélancolique, le désir,
nostalgique par essence puisque toujours ‘‘en quête
de’’, est chanté sous toutes ses formes,
sensuel jusqu’au trivial, impalpable, évanescent
à la fois.
"Le désespoir du peintre" est un hymne lyrique,
entonné sans tiédeur ni emphase à la gloire
de la beauté féminine. Chacun des dix tableaux
représentent des figures de femmes, et les trois voix
masculines de l’intrigue s’avouent fascinées.
On s’émeut, on s’attarde parfois jusqu’à
contempler le trop souvent méprisé talon, modeste
et magnifique étendard d’un corps lisse tout entier
de courbes constitué, et pourtant solidement rattaché
à la ferme verticalité de la vie par l’énergique
endurance de ce premier.
Une endurance incessamment réfutée par la conscience
de sa disparition programmée, annoncée peut-être
même par d’éventuels fendillements ou rougeoiements
l’hiver à cause du frottement des chaussures, mais
qui maintient en équilibre, participe sinon compose l’"être
au monde" de son éclatante propriétaire,
qui "sera" toujours d’avoir un jour "été".
Fugace autant qu’indestructible, atemporel dans la souvenance
et par la force d’un art qui arrache sa toute-puissance
autant que s’épuise à "éterniser
sa vie fragile". Un désespoir aérien, non
dépourvu de charme ni de joie, donc…
Un désenchantement céleste, qui ne traduit rien
d’autre que la contradiction noueuse et exaltante que
représente le fait même d’exister au sens
plein du terme, d’habiter sa vie et savoir s’y installer.
L’intrigue langoureusement le célèbre, rendue
par le flottement vaporeux et subtil des propos des quatre locuteurs
qui monologuent bien plus qu’ils ne parlent ou "échangent"
véritablement avec d’autres.
L’écriture, de ce fait, est bousculée par
un phrasé oralisé auquel le lecteur doit s’habituer.
Ardent et coloré, avare en ponctuation parce qu’ajusté
au flux de pensées des personnages, il est plus proche
de la déclamation que d’une narration ordinaire…
On "raconte", ici, davantage qu’on ne "conte",
nos divers protagonistes circulant dans leur vie propre au rythme
de leurs découvertes, souvenirs et sensations intimes…
Rebondissant sur la représentation de la toile qui ouvre
chaque chapitre, ces derniers, la commentant avec application,
ferveur et émotion, se remémorent et se dévoilent,
jusqu’à tisser les fils entremêlés
d’une histoire qui n’en est pas vraiment une, où
tous, de près ou de loin, se connaissent. Il y a Marie
3, Gaby, Forget et Ratzinger, leurs aventures et leurs amours,
leur solitude et leur allant, leurs maux et leurs désirs
et puis la mort qui guette, au bout de tout…
Il serait difficile, sinon dommageable, d’entrer plus
avant dans le résumé d’un roman dont la
vertu doit beaucoup à cette originalité de ne
pas faire synthèse, commencement, développement
avec péripéties diverses et fin clairement énoncée.
Combien plus précieux au contraire il semble de souligner
l’attachement qui bientôt ne manquera pas de nous
lier à ces petits héros sans afféterie
! Ordinaires mais pas banales, leurs existences entrecroisées,
données par bribes paradoxalement bavardes et généreuses,
composent in fine une unité plurivoque et baroque, à
l’atonie joyeuse.
Et puis, il y a plus. Longeant les stations et les quartiers
traversés par la ligne 4 du métro, il y a Paris,
Paris la Belle, Paris la Mythique, peuplée de fantômes
littéraires et propice à toutes les fantasmagories,
toutes les fantaisies… Paris ville romantique et romanesque
par excellence, où la frontière entre virtuel
et factuel s’amenuisant toujours, la fiction elle-même
devient réalité, réalité jouée
- déjouée, précisément…
Pas de désappointement annihilant, encore une fois.
La création artistique est un "mentir-vrai"
qui enchante à dire, redire et fixer la valeur infinie
du fugace, du volatile et de l’instable, relançant
sans cesse l’imagination sur les traces d’un désir
impérissable sans autre fin que son ultime propre quête.
Le désespoir du peintre est un rappel permanent à
l’émerveillement lucide devant le miracle de vie
du périssable…
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