Spectacle
visuel conçu, mis en scène et interprété
par James Thierrée.
Scène peu commune devant un théâtre : des
gens, brandissant des pancartes au nez des nouveaux arrivants,
cherchent des places au marché noir, à n’importe
quel prix…
Ce type de marchandage, coutumier à l’entrée
de concerts rock très courus, situe déjà
l’animal : James Thierrée revient à Paris
en star, auréolé d’un succès mondial
incontesté. Le public afflue en masse, les tickets pour
ses deux semaines au Théâtre de la Ville sont difficiles
à dégotter. De fait, la grande salle est bondée
et les spectateurs, acquis à sa cause, palpitent d’excitation
dès l’ouverture de rideau.
Au centre de l’immense plateau, un décor de tuyaux
métalliques semble abriter une cahute à la fois
moderniste et préhistorique, où vit un ermite
répondant au doux nom de Raoul. Son existence repliée
se voit subitement menacée par un violent énergumène,
qui fait irruption dans ce cocon et saccage tout sur son passage,
avant de repartir comme il était venu, mystérieusement.
Ces deux êtres (l’ermite doux rêveur et le
psychopathe agressif) sont en fait les facettes opposées
d’une même personne : l’acteur-transformiste
Thierrée réalise, d’entrée, ce tour
de force d’incarner deux rôles quasi simultanément,
à l’aide de chausses trappes et machinistes complices
s’agitant dans l’ombre.
L’ouverture aux quatre vents de son home sweet home,
où il vivait parmi un bric-à-brac d’objets
insolites, secoue l’humanité racornie de ce jeune
vieillard, le confrontant à des émotions intenses
(haine, doute, épouvante) susceptibles de lui apporter
un supplément d’âme. Réalisant peu
à peu l’absurdité de son existence, il ira
de surprises en surprises au contact d’un environnement
paradoxal, hostile ou amical (les objets qui l’entourent
sont à double tranchant), concret ou fantasmatique (d’étranges
animaux marins, apprivoisables et néanmoins inquiétants).
Sans un mot, l’acteur-auteur-metteur-en-scène-scénographe-star
réussit à faire vibrer ce petit univers, partant
du minuscule (la cahute) pour l’ouvrir à des proportions
inimaginables : tout le plateau se voit mobilisé, et
le moindre élément de son décor (jusqu’aux
cintres et rideaux) participe au tournoiement féerique
de son imagination.
James Thierrée, on le sait, est le petit-fils de Charlie
Chaplin : il a beau vouloir exister artistiquement par et pour
lui-même, on n’échappe pas à cette
filiation… et certains mouvements font indéniablement
penser au génie du Cirque ou des Temps Modernes, notamment
ce don (typiquement "slapstick") d’intégrer
son corps au décor, s’en faire tout à la
fois un atout (pour rebondir) et un ennemi (se le prendre en
plein face).
En le voyant, on repense à ce que disait Eric Rohmer,
alors critique, lorsqu’il comparait le comique de Buster
Keaton à celui de Chaplin : selon lui, le premier était
(encore) plus fort que l’autre, parce que ses gags échappaient
au récit, qu’ils n’étaient pas aisément
explicables - alors que ceux de Charlot, disait-il, faisaient
déjà rire si on les racontait.
En ce sens, James Thierrée a aussi à voir avec
ce comique keatonien un peu surnaturel dont parlait le futur
auteur de "Pauline à la plage" : il faut le voir
pour le croire, et certaines des péripéties visuelles
qu’il nous livre défient à ce point l’entendement
qu’on perdrait son temps à tenter de les raconter.
On se contentera de dire que l’acteur, passé par
l’école du cirque, s’avère tout à
la fois mime, acrobate, danseur, cascadeur, truqueur ou magicien…
Et qu’il devient presque épuisant, à force
de maestria !
Mais Keaton et Chaplin avaient le mérite de placer leurs
gags, qu’ils soient magiques ou plus narratifs, dans une
histoire linéaire, qui se trouvait dynamitée par
leur virtuosité hors de ce monde. C’est là
que le bât blesse, et qu’il faut apporter un bémol
à l’enthousiasme de rigueur : à force de
multiplier les idées incroyables et s’adonner à
la surenchère (toujours plus haut, toujours plus fort),
l’acteur-scénographe prend le pas sur l’auteur…
au risque de perdre le fil du récit et déboussoler
le spectateur dans la deuxième moitié du spectacle.
L’argument de "Raoul" est sans doute trop mince
et abstrait pour relancer perpétuellement l’intérêt
pendant 80 minutes : James Thierrée, sur la foi de son
talent visuel (indéniable, bluffant), se refuse à
raconter une véritable histoire et verse dans un onirisme
psychanalytique qui peut paraître un petit peu vain, parfois.
Il prend ainsi le risque de lasser l’amateur de théâtre
traditionnel, qui aime qu’une forme brillante s’accompagne
d’un fond à sa hauteur (et vice versa). |