Y a-t-il une nécessité pour les plus grandes formations à trébucher parfois, à déchoir, proposant des albums secondaires ? Est-ce une loi karmique ? Une stratégie que ne maîtrisent que les plus grands, qui mettent ainsi plus encore en valeur leurs pièces maîtresses ? Ils l'ont tous, dans leur discographie, cet album râté. Qu'il soit unique, mauvais faux-pas dans une carrière par ailleurs exemplaire, ou qu'il annonce le début de la fin, la mort de l'inspiration, le renoncement à la créativité. L'album avec lequel un groupe cesse d'être héroïque pour redevenir humain. L'album avec lequel on doit renoncer aux rêves et délire de toute-puissance que l'icône nous inspirait pour revenir aux modérations de la raison : on a beau être artiste, on n'en est pas moins humain, trop humain...
Pink Floyd a eu son The final Cut ; David Bowie son Tonight ; Tim Buckley son Greetings from L.A ; Hubert Félix Thiéfaine son Bonheur de la tentation et sa Tentation du bonheur ; The Cure, The Top ; The Doors leur Soft Parade ; Jefferson Airplane, Bark ; Led Zeppelin son In through the out door ; Sigur Rós son Með suð í eyrum við spilum endalaust, quoi qu'on en dise...
On le voit, le faux-pas peut être de différentes natures : aller trop loin ou pas assez, se répéter, se caricaturer, continuer quand tout est déjà terminé, confondre création et promotion ; on peut aussi commettre d'authentiques fautes de goût, rater la production ou se perdre dans des association louches ; on peut encore s'égarer sur les chemins d'idéologies douteuses, pauvres ou abrutissantes. Chacun sa façon de sortir de scène – quitte, dans le pire des cas, à ne jamais pouvoir y revenir.
Cela ne veut pas dire, non plus, que tout l'album soit à jeter, loin de là et fort heureusement (ce genre de faux-pas intégral, incompréhensible vautrage crasse et simple, est fort rare dans l'histoire de la musique) – ni, d'ailleurs, que la surprise soit totale : souvent, sur les albums précédents, quelques premières faiblesses auraient pu laisser présager que...
Godspeed You Black Emperor (où que l'on place le point d'exclamation) n'avait pas eu le temps de commettre cet album et l'on ne célèbrera jamais assez, quoique avec un reste de déception, l'intelligence du hiatus indéfini dans lequel la formation s'est mise à l'abri. On ne saura plus désormais en dire autant de Silver Mt Zion, la formation qui est la plus proche d'être sa réincarnation. Kollaps Tradixionales, son nouvel opus (Constellation Records, bien entendu) cumule toutes les fautes que ses prédécesseurs avaient su éviter, alors même qu'ils parvenaient à puiser dans les zones sombres qui les environnent une bonne part de leur inspiration, au bon goût aigre-doux de la prise de risque artistique.
Du haut de ses quatre faces pour autant de titres et sept pistes (complexité dont on commence d'ailleurs à perdre quelque peu le sens), l'album se révèle nombriliste plutôt qu'introspectif, pompeux et maladroit dans l'utilisation de certains tics devenus caricaturaux (ah ! Les trois graphies différentes du même titre des trois pistes du titre éponyme...) plutôt que génialement complexe.
Que s'est-il passé ? Cela, peut-être : The Silver Mt Zion Memorial Orchestra s'est restructuré, réduit à un quintet, abandonnant le Tra-la-la-band qui le suivait depuis Born into trouble as the sparks fly upwards (Constellation, Octobre 2001). Surtout, le groupe est devenu celui d'Efrim Menuck, aujourd'hui très officiellement "band leader", comme on peut le lire sur le site du label.
On se souvient d'un temps où le même homme abattait de quelques mots secs les plumitifs aventureux qui pouvaient lui coller ce genre d'étiquette. Une attitude chevaleresque un peu désuète, certainement disproportionnée, absurde, grotesque, mais pour laquelle on l'aimait. Poète antisocial, radical, Efrim œuvrait en secret, décrétant avec sincérité la mort de toute ambition trop mondaine ; il sombrait, volontairement et avec le panache du capitaine de bateau un soir de naufrage, dans la gloire de son propre anonymat. Il proclame aujourd'hui, en l'un des hivers peut-être de sa vie, son identité propre et met à son service un groupe auquel il n'insuffle plus qu'une inspiration poussive.
Musicalement, l'univers visité n'est pas nécessairement si éloigné de celui déployé par les deux albums de Vic Chesnutt parus sur le même label canadien (North Star Deserter et At the Cut), auxquels Efrim a d'ailleurs largement contribué. Mais là où le regretté Chesnutt atteignait à l'équilibre miraculeux de la force, de la grâce et de la fragilité, Menuck ne parvient qu'à s'élever à une pompe un peu irritante, parfois dangereusement proche de la bande originale de film épique, façon Braveheart III, sur laquelle l'incertain sosie vocal d'un Bob Dylan aussi saoul que peu inspiré se serait égaré.
Gestion des ressources humaines oblige, Menuck se trouve ici seul à la guitare – une guitare qui a perdu tout son tranchant pour se faire aigrelette. Les autres cordes se voient souvent réduites à la portion congru d'un accompagnement d'ambiance un peu auto-justificatoire ("hey ! Je suis UN VIOLON, c'est génial, non ?"). La voix, dont les incertitudes et imprécisions faisaient tout le génie, a pris de l'assurance et perdu en innocence. Qu'il était beau, l'albatros dont se moquait les hommes d'équipages ; qu'il est laid, ce paon qui fait leur ravissement !
"Metal bird" (face b, pistes 3 et 4) et ses vrais-faux airs d'Hangedup (autre formation de l'écurie Constellation, coupable de quelques belles pièces pour violon et batterie) sauvent heureusement la mise après l'indigeste "There is light" d'ouverture (face a, piste 1) – même si l'on est encore loin des plus grands moments de la formation. On se souviendra plutôt du "Pretty little Lightning Paw EP" (justement composé d'esquisses studio de pièces composées par Efrim et qui n'avaient pas fait l'unanimité dans le groupe) ou de la tournée Thee Silver Mountain Elegies Play War Radio (qui n'a jamais connu sur album la suite annoncée).
Le Silver Mt Zion a vieilli, tout simplement. Après plus de dix années d'existence, le side-project de quelques membres éminents de Godspeed You Black Emperor qui ne veulent pas en être les chefs, excitant outsider, est devenu la formation-objet d'Efrim Menuck, songwriter qui a accepté de se faire un nom en même temps qu'il a renoncé à l'humanité troublée qui faisait tout son talent, pour la remplacer par une posture un peu poseuse, si consciente d'elle-même. Comme on mûrit on meure, en quelque sorte. Et l'on se retrouvera tout au long du disque dans un univers particulièrement mûr – et bien peu exaltant. Ici, l'on s'ennuiera, surtout, et l'on aura mal à la tête plus tôt que l'on ne s'évadera dans un monde musical meilleur.
Dispensable, au mieux. |