Diabologum avait sorti en 1995 un troisième album important avant de se séparer. Sobrement intitulé #3, ce disque d’une maturité incontestable a sensiblement influencé la scène française, en accentuant le contenu expérimental des débuts du groupe. #3 réussissait à proposer autre chose que la traditionnelle pop française (trop souvent réduite aux habituelles structures pop / variété) en puisant sa richesse dans le rap, la culture avant-gardiste, et le cinéma d’auteur.
Pour être plus précis, on peut imaginer l’impact d’un groupe qui aurait : 1) assimilé la violence de Tricky − ou la noirceur du Mezzanine de Massive Attack – 2) détourné des slogans de mai 68 – ou des aphorismes nihilistes de Nietzsche transformés pour l’occasion en poèmes 3) cité des films de la Nouvelle Vague – ou repris intégralement un dialogue fameux de La Maman ou La Putain de Jean Eustache.
Certains disques peuvent changer une vie ; celui-ci a changé la mienne (comprenez que certaines rencontres musicales peuvent aider à mûrir les résolutions, forger le jugement, dynamiter les croyances). Après cette onde de choc, le groupe a décidé de se séparer, sans que l’esprit de Diabologum ne s’arrête. Les deux chanteurs-guitaristes du groupe Michel Cloup et Arnaud Michniak l’ont prolongé chacun à sa manière avec les deux projets séparés que sont Experience (Binary Audio Misfits aujourd’hui) et Programme.
Le Grand Mix de Tourcoing a organisé une soirée, perçue par d’aucuns comme un événement : les deux formations issues de Diabologum allaient se produire séparément et consécutivement. Programme, en pause depuis 2005, a donc présenté son nouvel album, Agent Réel.
Le ton est toujours aussi dur, l’instrumentation dépouillée mais chauffée à blanc (une seule guitare, des samples pré-enregistrés, de l’électro assistée par ordinateur) et l’esprit contestataire très présent. Le rap d’Arnaud Michniak n’a pas vraiment une finalité "rap", je veux dire : porté par l’esprit habituel des groupes de rap. Parce que la contestation va bien plus loin qu’une revendication ordinaire – la révolte banale de ceux qui disent non au système dominant, à la politique de droite, au libéralisme généralisé etc. Rien n’est plus conforme que de suivre la conformité des révoltés ; rien n’est plus ennuyeux aussi. Il s’agit plutôt ici d’une poésie éclatée rendant compte par fragments de la misère du monde, pas seulement politique, mais existentielle, et ontologique.
Michniak nous dit des vérités douloureuses sur notre condition humaine, établissant froidement la liste de tout ce que, chemin faisant, nous aurions eu tendance à oublier. L’esprit de ce constat amer peut ressembler à ceci (je ne ferai qu’une seule citation, le reste correspondant à ce que les mots de Michniak ont provoqué en moi) : nous sommes prisonniers des apparences ; dans le monde réellement renversé la vérité n’est qu’un moment du mensonge ; dans nos sociétés contemporaines gouvernées par le règne de l’image nous ne nous appartenons plus ; nous avons perdu le contact avec la réalité – la nôtre, celle des autres, celle du monde ; le problème n’est pas de savoir si nous vivons plus ou moins pauvrement mais toujours d’une manière qui nous échappe ; le spectateur moderne, salarié ou non, croit agir réellement alors qu’il ne fait que reproduire des gestes qu’on lui impose. Alors la seule chose qui n’est peut-être pas de la merde c’est de savoir apprécier le silence. Le concert de Programme, beau comme un condensé de colère, est de ceux qu’on n’oubliera pas.
La première partie Binary Audio Misfits a défini la rencontre entre deux univers différents, à savoir le rock de Michel Cloup d’Experience et le hip hop des texans The Word Association. S’inscrivant dans la tradition de la musique Afro-américaine issue du quartier du Bronx, mélangeant des éléments aussi divers que la soul, le rap (plutôt dans le sens Rage Against Police), voire des improvisations assez proches du slam, l’élément étrange du groupe provient de l’apport de Cloup, par son rock agressif.
Cette juxtaposition crée une dynamique, moins cérébrale que Programme (s’il fallait tenter cette comparaison), mais manifestant une formidable énergie sur scène. Les paroles des deux parties (rock français / hip-hop américain) alternent sans véritable ordre, définissant un certain équilibre sans qu’aucune répétition ne vienne troubler la forme. Bonne introduction à l’exposé programmatique qui aura suivi. |